C’était une journée grise de mai, une de ces journées où la grande ville étire soudainement ses membres engourdis pendant l’hiver, secoue la goutte de l’hiver et tressaille, faisant craquer ses articulations : une tendre verdure, que n’a pas encore souillée l’acide des gaz d’échappement, s’épanouit harmonieusement et se balance dans l’air bleu de la ville qui se réchauffe. « Venez donc, nous parlerons dans un cadre domestique. Appelez-moi la veille et je passerai vous prendre à la gare. » La première chose dont je me souviens, ce sont les vieux rosiers près de l’entrée, leurs troncs pleins de vigueur qui régnaient sur l’espace. Leurs branches souples couvertes d’épines, leurs feuilles acérées et les jeunes rameaux pareils à des plumes semblaient être les maîtres et les protecteurs de cette maison. Combien d’années gardent-ils ce lieu, comptant les enfants, les hôtes, les habitants ou bien au contraire sommeillent-ils ? Et voici leurs habitués : deux vies, deux prières, deux existences consonantes, soixante ans ensemble. Il faisait froid, la pluie s’était sans doute mise à tomber. Retroussant mes manches, j’entrepris de faire du feu dans la cheminée, mes vêtements n’étaient manifestement faits pour ce lieu. Je montai à l’étage me laver les mains : la porte fermait avec un crochet, comme dans notre datcha.
Nous prîmes du thé : le sachet de thé pendait à un fil dans un bol en plastique ; des icônes de musée, œuvres de Youlia Reitlinger (sœur Jeanne), me dévisageaient de la chambre voisine. La cheminée fumait. Je ressentais une impression étrange d’extrême simplicité, de dépouillement de tout ce qui est matériel et en même temps d’une culture fermement assise, décantée au fil des générations.
Je lui apportais mes poèmes. Il les écouta, puis repris pensivement ;
- Oh, étoile des mer… - Maris astrum est une manière habituelle de s’adresser à la Vierge Marie dans les pays méditerranéens. On la retrouve chez Viatcheslav Ivanov : « étoile des mers, Madone… », faisant craquer ses articulations, vous vous souvenez ?
Nous parlâmes des origines de Venise, de la difficulté de s’isoler et de se concentrer pour aller à la rencontre de l’art, de s’abstraire du tumulte des touristes. Nous évoquâmes l’avenir de sa maison d’édition et de sa revue. Nikita Alekseievitch estimait qu’elles avaient dans l’ensemble rempli leur mission, moi, je reste intimement persuadée que la revue a un avenir. On allait se dire adieu, quand soudain il me dit : venez, je vais vous montrer un manuscrit de Blok. L’autographe dans un cadre de bois brut pendait légèrement de biais sur une cloison d’une arrière-chambre. J’étais déconcertée par cette rencontre, comme on dit, avec le texte original, sans doute à cause de la simplicité de l’entourage. On ne ressentait pas du tout la distance qui s’installe habituellement dans un musée. « Lisez-le-moi, s’il vous plaît. » Il me fallut déchiffrer le manuscrit de Blok rédigé en orthographe ancienne. Je ne me souvenais pas de ce poème : il était écrit au féminin, ce qui sied tant à Blok ! Dans chaque vers, deux sentences comme formulée au prix d’un immense effort, semblant sortir d’une poitrine oppressée, en surmontant une émotion intense. Les mots résonnaient comme s’ils venaient d’un profond silence, à peine troublé, encore présent.
Le vent clair s’apaise, tombe le soir gris Le corbeau s’abattant sur le pin a touché la corde endormie.
C’était la voix vivante de Blok, un message personnel, à mi-voix. Des mots simples qui respiraient un vent puissant, un vent russe venant d’un fleuve plongé dans la grisaille, qui respiraient les roseaux et le carex. Et la solitude.
Ne chasse pas le fantôme simple et léger qui passe, Si tu trouves, cher ami, le bonheur avec une autre… Alors, adieu ! Le soir est proche, Le vol rapide des martinets rase le sol, L’orage approche, La nuit te regarde dans les yeux.
Revenue chez moi, je retrouvai ce poème et compris soudain ce que Blok représentait pour moi. Très tôt j’avais perdu mon père ; à part mon grand-père, j’ai grandi dans un environnement familial féminin, subissant l’influence de ma mère et de mes tantes. Mais à la maison, il y avait Blok, dans une bibliothèque claire en bois de bouleau, un Blok bleu en huit tomes, dont l’année de parution était celle de ma naissance. Ces tomes conservaient des miettes de mes petits déjeuners d’enfant. Les vers de Blok, mais aussi ses articles, ses lettres et ses journaux, sa position dans la vie, sa relation au langage, au quotidien, à la littérature, m’ont dans une large mesure éduquée. Blok était accessible, familier ; il m’a donné accès aux poèmes de Vladimir Soloviev, au monde de Viatcheslav Ivanov, que je recherchais ensuite dans toutes les bibliothèques, à tout l’Âge d’Argent. Au moment des adieux, sur le quai de la gare, j’eus le sentiment d’une fragilité. J’aurais aimé l’embrasser, mais il se déroba étrangement et s’éloigna d’un pas brusque. Je lui lançai :
« J’espère que ce n’est pas la dernière… ! » Il leva la main et l’agita sans se retourner, puis disparut.
Me rappelant cette rencontre, je revois les roses à l’entrée de ce refuge connu-inconnu. Que font-elles là-bas : se balancent-elles, sommeillent-elles ou non ? La fièvre écarquille-t-elle leurs paupières ou bien se sont-elles de nouveau refermées, tout leur étant égal : fleurir ou ne pas fleurir ? Je revois ces tiges et ces surgeons puissants, dont N.A. Struve fut l’habitué jusqu’à sa mort.
Villebon-sur-Yvette 11 mai 2012 Laugna 11 mai 2018 Traduit du russe par Daniel Struve.
Svetlana Nosova a été publié par Nikita Struve dans le Vestnik, et son recueil Medicima Animae est paru aux éditions YMCA-Press. Elle figure dans la nouvelle Anthologie de la poésie russe du début du XXIe siècle, parue sous la direction de Tatiana Victoroff.
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