Lorsque j’ai pénétré pour la première fois dans le bâtiment de l’ambassade de France à Moscou, on m’a raconté qu’il avait été construit à la fin du XIXe siècle par un riche marchand pour sa maîtresse : celle-ci ne l’aurait pas trouvé à son goût et le marchand, de dépit, l’aurait emmurée vivante à l’intérieur. Depuis, ajoutent certains, son fantôme rôderait la nuit à travers les couloirs. Personnellement, je n’ai pas rencontré le fantôme, mais j’ai parfois ressenti une sorte de malaise. Peut-être d’autres esprits flottaient-ils dans la maison.
Jusqu’à la Révolution, l’ambassade de France se trouvait évidemment dans la capitale, à Saint-Pétersbourg. Elle occupait un hôtel particulier sur les bords de la Néva. La France a renoncé à sa propriété dans les années 1950, comme à celle de tout le reste de son parc immobilier qu’elle avait conservé jusque-là.
Après l’avènement du pouvoir bolchévique, les autorités françaises ne l’ont pas reconnu et c’est seulement en 1924 qu’elles ont établi des relations diplomatiques avec l’URSS. La capitale était désormais Moscou où elles ont établi l’ambassade dans un petit hôtel particulier du côté de l’Arbat. Assez vite celui-ci s’est avéré trop petit et, en 1938, elles ont obtenu un nouveau local, la maison Igoumnov.
Nikolaï Igoumnov était un riche marchand de la ville de Yaroslav qui avait fait fortune dans l'industrie textile et possédait même un gisement d’or en Sibérie. Il décida de se faire construire un somptueux hôtel particulier à Moscou en s’adressant à un architecte renommé de sa ville, Nikolaï Pozdeev, qui s’inspira des églises de Yaroslav en briques rouges, richement ornées de carreaux de faïence vernissés. Pour la circonstance, on fit venir les briques de Hollande et commanda les carreaux à la fabrique Kouznetsov. Quand l’œuvre fut achevée, la bonne société moscovite ricana. Elle la trouva kitsch, d’un mauvais goût propre à un homme du commun. Ce style folklorisant, assez chargé, il est vrai, que j’aime appeler « néo-vieux russe », a son charme. On le retrouve ailleurs dans des bâtiments de l’époque. Je ne sais comment était l’intérieur à l’origine. Il a pu souffrir des utilisations qu’il a connues par la suite. L’entrée et la cage d’escalier évoquent le décor de l’opéra « Boris Godounov ».
C’est alors que se nouent le drame et la légende. Dépité par la réaction du public, Igoumnov s’en serait pris à l’architecte, lui aurait reproché des dépenses excessives non prévues par le devis et en aurait exigé le remboursement. N’ayant pas l’argent nécessaire, il se serait suicidé, aurait maudit le bâtiment et prédit qu’il resterait vide et que jamais on ne s’y sentirait bien. En fait, il est mort de tuberculose sans avoir achevé les travaux. C’est son frère qui prit la suite.
Quoiqu’il en soit, Igoumnov ne s’établit pas dans la maison et y installa sa maîtresse, une danseuse. Il venait la voir de temps à autre, en se faisant annoncer par un domestique. Un jour, il survint à l’improviste et surprit la danseuse dans les bras d’un officier de cavalerie. Igoumnov le jeta par la fenêtre et fracassa la tête de la maîtresse infidèle contre un mur. On ne la revit jamais. C’est pourquoi la rumeur décida que, ne sachant que faire de son corps, il l’avait emmuré.
Pour faire oublier tous ces drames, Igoumnov décida de donner un grand bal. Pour montrer sa richesse, avec la « largesse de l’âme russe », il fit joncher le sol de pièces d’or. Les hôtes dansèrent dessus. Or, sur les pièces était gravé le portrait du tsar : les convives piétinèrent la face impériale ! Quand Nicolas II l’apprit, il en fut fort mécontent et fit exiler l’imprudent en Abkhazie.
Cependant, Igoumnov n’en perdit pas pour autant son esprit d’entreprise et ne se laissa pas abattre. Pour quelques kopecks, il acheta de vastes terrains marécageux, les fit assécher, fit venir de la terre noire du Kouban, des arbres exotiques de Turquie ou d’ailleurs, dont des mandariniers qui firent la fortune des habitants. (C’est un personnage moins pittoresque, Béria, qui a introduit les mandarines en Géorgie et, si je ne me trompe, les mandarines devaient être un jour une source de conflit entre les deux régions : c’est ce qu’on m’a expliqué dans les années 1970.)
Après la Révolution, Igoumnov remit de plein gré ses biens au pouvoir soviétique, y compris ses vergers abkhazes, qui prirent le titre de « Sovkhoze citronnier dédié à la Troisième Internationale ». Igoumnov y travailla en simple ingénieur agronome jusqu’à sa mort.
Pendant ce temps, sa maison à Moscou fut elle aussi nationalisée et occupée par diverses institutions pour être le théâtre de nouveaux épisodes qui feront l’objet de récits ultérieurs…
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