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Histoire de la publication du texte intégral du Journal de Marie Bashkirtseff

Dernière mise à jour : 18 avr. 2023

Margarita Sokolova revient sur histoire de la publication du texte intégral du Journal de Marie Bashkirtseff


Marie Bashkirtseff, Autoportrait à la palette
Marie Bashkirtseff, Autoportrait à la palette, 1883, huile sur toile, 92x73 cm, inv. 1982, Musée des Beaux-Arts, Nice, France

Bien que la vie de Marie Bashkirtseff soit brève (1858-1884), elle fut complètement consacrée au service de l’Art dans ses diverses manifestations. Peintre, sculptrice, dessinatrice, musicienne et diariste, issue d’une famille ukrainienne, Marie Bashkirtseff bénéficie dès son plus jeune âge d’une éducation raffinée à domicile.

Sa carrière artistique se déroule essentiellement en dehors de son pays natal (Poltava, l’Ukraine) qu’elle quitte à l’âge de douze ans. Elle mène alors une vie cosmopolite à travers l’Europe avant de s’installer définitivement en France. À Nice à l'âge de 12 ans, elle commence à tenir son célèbre journal intime en français.




Morte de la tuberculose à presque 26 ans, elle a eu le temps de laisser sa marque sur le Paris de la fin du XIXe siècle. Ses manuscrits originaux comprennent une centaine de cahiers et carnets contenant ses notes quotidiennes sur sa vie, de son enfance jusqu’à sa mort, ses œuvres d'art, ainsi que sur la vie politique française et les origines du mouvement féministe, entre autres.

Elle est morte en octobre 1884 et enterrée au cimetière de Passy. La toute première édition du journal, préparée par André Theuriet, est parue en deux volumes en 1887, avec en tête une préface écrite auparavant par Marie Bashkirtseff elle-même. C’est ainsi que le Journal de Marie Bashkirtseff a fait sa première apparition en France, publié par l'imprimerie G. Rougier pour la collection Bibliothèque Charpentier et il a été un vrai succès éditorial. La notoriété artistique que l'autrice avait acquise au cours des deux dernières années de sa vie, et les grandes funérailles que la famille avait offertes au lendemain de cette mort prématurée avaient agi comme la meilleure des publicités : Marie Bashkirtseff était déjà une légende.


Le Journal de Marie Bashkirtseff, plusieurs fois réédité, a été traduit dans toutes les langues européennes. Cependant, il faut mentionner que le Journal a été censuré par la mère de l’autrice et son premier éditeur André Theuriet: des grandes parties du Journal qui, selon eux, étaient immorales, inconvenantes ou diffamatoires pour la réputation de la famille et les jeunes filles ont été supprimées.

Déjà en 1874 (elle a alors 16 ans) Marie écrit : « Ce journal est le plus utile et le plus instructif de tous les récits qui ont été, sont et seront. C'est toute une vie dans ses moindres détails, toute une femme avec toutes ses pensées, avec toutes ses espérances, déceptions, vilenies, beautés, misères et chagrins et joies »[1]. Elle écrit beaucoup sur son désir d'avoir la liberté totale que seuls les hommes pouvaient avoir à l'époque : la liberté de faire des choses folles, d'aimer, de s'engager en politique, de vivre pleinement sa vie, de ne dépendre de rien ni de personne, et bien sûr, de réaliser toute sa vie artistique ! En particulier, recevoir une éducation artistique masculine au lieu du modèle féminin limité. Elle explore son corps et le décrit dans son journal intime, en évitant quand même pudiquement des mots trop intimes, voire vulgaires. Bien entendu, une telle franchise de la part d'une jeune fille célibataire ne pouvait trouver grâce et compréhension aux yeux d'un éditeur de la fin du XIXe siècle. Le texte sera donc réécrit.

L'éditeur prenait-il un risque ? Oui, évidemment. Car contrairement à l'auteur, l'éditeur n'a pas le droit de se cacher derrière l'anonymat ou un pseudonyme. Ce qui signifie que ce qui pour l'auteur du livre peut être une expérience rebelle, peut pour l'éditeur attirer une mauvaise réputation sur toute la maison ou même la ruiner. À la mort de Marie, l'éditeur a pu faire ce qu'il voulait de son texte sans se soucier de la volonté de l'autrice de « ne pas imprimer mon journal avec des commentaires, mais tout simplement (...) tout publier dans l'ordre et de manière très claire »[2].

Convenons que les corrections éditoriales sont toujours une composante importante d'un texte littéraire. Mais dans le cas de Marie Bashkirtseff, dans cette première publication, une analyse péritextuelle révèle que сette falsification du texte a conduit à une critique mythifiée, qui continue avec la perception déformée par les lecteurs.

D’ailleurs, toute écriture implique deux niveaux d'expression - le textuel et l'iconique. Le cercle de créateurs d'une œuvre d'art comprend également les imprimeurs et les libraires qui participent à la structuration de cette œuvre littéraire. Et cette dimension visuelle du livre publié est extrêmement importante.

La toute première édition qui appartient à une collection obéit par la force des choses à des règles éditoriales qui régissent le format, la couverture, le nombre de pages, la typographie d'un ensemble de textes aux sujets jugés homogènes par l'éditeur. Par contre, un manuscrit authentique est libre dans son expressivité et porte des informations individuelles sur son autrice.

Les cahiers d'adolescence de Marie Bashkirtseff sont de formes, de tailles et de dessins très variés. Mais les carnets des dernières années de la vie de Marie, lorsqu'elle avait déjà décidé avec certitude qu'elle voulait que ses journaux intimes soient lus par tout le monde, sont très homogènes et constituent une maquette déjà prête à être publiée. Elle achète spécifiquement à Paris (à la Papeterie et Imprimerie Administratives L. Gastou), des cahiers identiques avec une couverture en cuir épais, avec un cadre en or fin et des pages bordées d'or. Marie y dessine des illustrations à la plume et au crayon et transcrit à la main sa correspondance importante. Elle numérote les pages dans le coin supérieur droit. D'ailleurs, grâce à cette numérotation, il devient possible de savoir exactement combien de pages ont été arrachées au Journal. Bashkirtseff commence chaque nouveau cahier en mettant une table des matières avec la date de début et de fin de ses notes. Chaque nouveau carnet commence par la devise « Gloria cupiditas », qui signifie en latin “soif de gloire” ou “ambition”.


C'est dans cette réflexion, cette précision et pourtant cette spontanéité quotidienne que réside la dialectique entre le temps – le passé et le futur. Pourtant, paradoxalement, Marie Bashkirtseff fait presque toujours preuve d'un mépris de la règle : elle écrit entre les lignes, parfois même en prenant des notes perpendiculaires à la mise en page du texte, ne se soucie pas du tout de la lisibilité, arrachant parfois des pages, les barrant ou les biffant de sorte que le texte devient totalement illisible.

Ces détails peuvent renseigner le lecteur sur l'état de l'autrice, ses doutes, sa quête, alors qu'une publication sans ces éléments importants de péritexte dépersonnalise en partie la publication, la prive d'émotion, ou plutôt lui donne une voix différente.


Au début du vingtième siècle, les réimpressions du Journal de Marie Bashkirtseff et les critiques de ses textes se basaient encore sur la première édition, fortement expurgée comme nous le savons. En particulier, le livre édité par Pierre Borel de l'année 1925 représente toujours le théâtre de la métamorphose de l'écrivaine.

Mais le temps passe, et en 1985, un événement fondamental intervient : la professeure Colette Cosnier, biographe connue de femmes d'importance, publie la biographie : Marie Bashkirtseff. Un portrait sans retouches[3] , basée sur le texte original du manuscrit du Journal conservé à la Bibliothèque nationale de France, sans abréviations et effectivement “sans retouches”. C'est dans ces pages que nous avons rencontré pour la première fois la véritable Marie Bashkirtseff, retranscrite sans coupures.

Je partage ici le premier étonnement de Colette Cosnier :


« Je feuillette le manuscrit du Journal, les quatre-vingt-quatre cahiers et carnets écrits de sa main et mon émotion se change en stupeur, en bouleversement, en colère. [...] Je n'écoute que cette voix qu'on avait étouffée pendant si longtemps. On a modifié la date de sa naissance, on a supprimé des expressions jugées peu châtiées, on a censuré des passages entiers considérés sans doute comme indécents, on a édulcoré tout ce qui était révolte contre les limites imposées à la condition féminine. [...] Derrière l'héroïne de bibliothèque rose apparaît une femme qui vit, qui aime, qui crée; derrière la créature angélique et désincarnée, un corps de femme qui crie son désir. [...] La véritable Marie Bashkirtseff, une femme mystifié par un destin distrait qui l'a fait naître cent ans trop tôt, une femme prisonnière de son temps, une femme de notre temps.»[4]

Dix ans après cet événement, en 1999, L’Âge d’Homme[5] a publié une partie du Journal de Marie Bashkirtseff couvrant seulement trois des douze années pendant lesquelles l’autrice a écrit. Lucile Le Roy s’est chargée de la transcription du texte et d’une recherche minutieuse.

Enfin, de 1995 à 2005, la fondation commémorative du Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff, fondée par Simone Fayard et maintenant dirigée par Jean-Pierre Mesnage, a pour la première fois préparé et publié intégralement les 105 journaux manuscrits de Marie Bashkirtseff, transcrits par la secrétaire générale du Cercle, Mme Ginette Apostolescu. Au total, seize volumes d’environ trois cent cinquante pages chacun ont été publiés. Dans ce premier livre de la collection, un nouveau défilé de préfaces se déroule à nouveau, mené par la première, celle de Pierre-Jean Rémy, membre honoraire de l’Académie française. La deuxième préface est celle des éditeurs, le Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff. Et, enfin, la troisième et la plus importante, celle que nous avons explorée dans ce travail, provient de Marie Bashkirtseff elle-même, cette fois sans aucune édition ou modification.

Aucune autre édition intégrale n'existe à ce jour. Elle n'existe dans aucune autre langue que le français. Ainsi, à ce jour, seuls la France et l'éditeur Le Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff à Cherbourg peuvent se targuer d'un texte publié dans son entièreté.

Evidemment, le texte dans sa complétude linguistique, visuelle, physique, matérielle tourne toujours dans cette perpétuelle métamorphose, entre la réalisation artisanale et industrielle, entre l’autrice et tous les autres.

Le Journal de Marie Bashkirtseff est un exemple marquant d’une publication dans laquelle le texte de l'autrice est une version hybride de la création de tous ceux qui sont impliqués dans le processus de publication (auteur, société, mère, homme politique, éditeur, lecteur, critique etc). Chacun ajoute sa propre touche, chacun apporte un peu de lui-même. Voilà un Frankenstein littéraire, si on peut dire.


Margarita Sokolova, le 08 mars 2023

 

[1] Marie Bashkirtseff, Journal de Marie Bashkirtsef , tom 1, Paris, G. Charpentier, 1888, p. 59. Le 4 juillet 1874

[2] Marie Bashkirtseff, Mon Journal, tome I: 11 janvier 1873 - 10 août 1873, transcription de Ginette Apostolescu, Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff, Paris, 1995, p. 25. Le 6 avril 1876.

[3] Colette Cosnier, Marie Bashkirtsef : Un portrait sans retouches, édition de Pierre Horay, Paris, 1985.

[4] Colette Cosnier, Maria Bashkirtseva, portret bez retushi [Marie Bashkirtsef , un portrait sans retouches ], traduction du français de T. Tchougounova, Nash Dom, Moscou, 2008, p. 13-14. (La traduction de cet extrait du russe au français est fait par Sokolova M.)

[5] Marie Bashkirtseff, Journal, 26 septembre 1877-21 décembre 1879, L’Age d’Homme, Clamecy, 1999.


 

Margarita Sokolova, historienne de l'art, critique littéraire, membre du fonds Renaissance de la mémoire de Marie Bashkirtseff de Moscou, membre de l'Association internationale des historiens de l'art (AICA), membre de l'Union des artistes de Moscou, chercheuse indépendante sur la culture de l'émigration russe en France.


Margarita Sokolova
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