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Photo du rédacteurGeorges Nivat

Dans les plis du marbre : la poésie de Brodski

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

Iosif Brodski (1940-1986) est né dans une île, mort dans une autre, enterré dans une troisième (respectivement à Leningrad, Manhattan et San Michele, le cimetière marin de Venise). Le poète est unnomade, aimait-il à dire, non qu’il soit un apatride, mais il a une patrie qu’il peut emporter comme un dieu lare : la langue, sa langue. La poésie de Brodski, ciselée avec virtuosité, et froissée comme un péplos de marbre, allie une familiarité parfois scabreuse avec la grandeur de Caton ou de Sénèque. Cependant qu’on entend un pick-up abandonné sur la plage, jouer du Ray Charles…

Dans les plis du marbre : la poésie de Brodski par Georges Nivat
L’île de San Michele, est depuis 1804, et sur ordre de Napoléon qui l’avait « libérée » des Autrichiens, le cimetière de la République Sérénissime. Nombre d’artistes russes y reposent, dont Serge de Diaghilev et Stravinski et son épouse. Pour y aller on prend le vaporetto qui mène à l’île de Murano, où l’on fabrique le verre de Murano, c’est l’arrêt juste avant. Iosif Brodski y fut enterré un an après sa mort, transporté en avion, mais, comme il n’était pas orthodoxe, le cimetière russe lui fut refusé ; le cimetière protestant l’admit, il y repose non loin d’Ezra Pound, dont il ne supportait pas l’antisémitisme, mais admirait la poésie.

« Tu en as assez de vivre dans l’Antiquité grecque et romaine », dit Guillaume Apollinaire dans son poème « Zone ». Né à la veille de la guerre qui suivit celle où Guillaume fut atteint à la tête, Iosif Brodski, lui, n’en a pas assez de l’antiquité ; au contraire, il s’y réfugie. Ses « Élégies romaines », ses vers sur « Post ætatem nostram » nous donnent une clé de son œuvre ; la statuaire y joue un rôle éminent car elle énonce le réel mieux que ne fait l’histoire ; elle enfouit la finitude et le néant dans les plis et replis du marbre ; elle est un stoïcisme de pierre, seule réponse à l’emprise de la mort. L’ami et le collègue de Brodski, Lev Losev, a parlé de « poésie squelettique ». Je dirais plutôt de poésie « réductrice », qui semble avoir toujours sur l’étagère ce qu’on appelait au Moyen-Âge une « vanité », un crâne humain, rappelant au fou comme au sage que tout s’achève dans le noir du néant.

« L’écrivain est un voyageur solitaire », a écrit Brodski[1]. Il confiait souvent qu’il n’aimait habiter que les îles, car on y sent la fragilité de la terre ferme. Saint-Pétersbourg, Venise, Manhattan (à un moindre degré Amsterdam). La femme de Lot regarda en arrière et fut changée en colonne de sel. « J’ai acquis le droit de regarder en arrière », affirmait Brodski, qui n’avait pas peur d’être changé en colonne de sel. Et son regard en arrière vers l’Antiquité était une façon de faire un bras d’honneur à Chronos et à ses pompes, à Charon et à sa barque. Les îles peuvent sombrer - le réchauffement actuel de la terre les menace pour de bon - l’île des morts à Venise, où Brodski repose, peut être submergée : la statuaire de la poésie reste …

Le refus de Brodski de retourner sur son île natale, une fois le despotisme tombé, fait partie de sa philosophie de la « vanité » : l’avoir sur l’étagère de sa mémoire et de ses vers, au-dessus de lui, lui suffisait. D’ailleurs la maison de l’homme et celle du poète plus encore, est sa langue. Elle résiste bien mieux que les États, les dictateurs, les idéologies. On a beau la malmener, la surcharger de mensonges, elle est incroyablement résistante. C’est elle, disait-il, qui lui avait conféré ce « regard de côté », ce regard de femme de Lot qui lui faisait voir le monde comme à travers des plis de marbre ou des jalousies de villa romaine. Sans sa résistance, il ne resterait de la langue que l’alphabet, un squelette. Et d’ailleurs l’État russe, a beaucoup moins protégé l’homme russe que n’a fait la littérature russe. C’est elle qui l’a aidé à traverser les siècles, pas ses tsars, ses généraux, ses despotes - éclairés ou pas.

Et, lorsqu’en juin 1972 lui fut proposé un visa de sortie pour Israël, façon de le jeter hors de la Terre russe, Brodski, qui avait déjà connu dix-huit mois de travaux forcés dans une ferme près d’Arkhangelsk, à Norenskaïa[2], accepta ce qu’il appela « troc d’empire » comme une étape du nomadisme propre à l’homme qui fuit le despotisme. L’État prend l’homme « soit pour une fourmi, soit pour l’ennemi ». La fourmi Brodski accepta le troc proposé comme Sénèque et les Stoïciens acceptaient les lubies du despote. Il en fit la basse continue de sa poétique. Et un de ses plus beaux poèmes, « la Berceuse de Cape Cod ». Sur une plage de ce point extrême de l’Amérique qui semble tendre la main vers la « finis terræ » de l’Europe, « la voiture de police ripolinée / dans le vide égrène du Ray Charles », « Les heures au clocher de brique / crissent comme une lame », et, au fronton des bâtiments officiels, « le latin n’est plus déchiffrable ».

La solitude nous apprend l’être des choses qui est la solitude. Le dos est pris de gratitude pour le dossier qui fait froid. Loin, la main sur l’accoudoir se fait bois. Une patine d’ébène habille le bout des doigts. Mais le cerveau, bat comme un glaçon aux parois du verre. de tous les organes, il n’est que les yeux pour conserver leur état gélatineux. Car, un troc d’empire est lié au regard outremer (il dort en nous tous un poisson) ; et puis au fait qu’on découvre dans son miroir que la raie de la droite à la gauche s’est déplacée. Berceuse de Cape Cod

(à suivre) Georges Nivat, le 19 Juin 2020.

 

[1] Zvezda, 2000, N°5 [2] Dans l’unique poésie consacrée à cet exil dans la nord de la Russie, «Automne à Norenskaïa », on lit : « La pluie joue les seigneurs dans cet espace désolé ».

 

Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.

Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).

Georges Nivat
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