Traductrice et professeure émérite à Sorbonne Université, Laure Troubetzkoy est aussi à l’origine du choix des pièces et nouvelles qui composent le recueil La Fuite, Pièces et nouvelles de Mikhaïl Boulgakov nouvellement paru aux éditions YMCA-Press. Elle revient ici sur ces choix et détaille avec précision les raisons de ce corpus éditorial novateur.
Merci à Mélanie Struve et à Tatiana Victoroff pour la mise en œuvre de ce chantier qui a donné lieu à une collaboration très sympathique et m’a donné l’occasion de me replonger dans l’œuvre de Boulgakov, dont j’ai commencé à m’occuper il y a plus de trente ans, à l’occasion du centenaire de sa naissance en 1991. L’an dernier, c’était son cent-trentième anniversaire, que ce livre vient commémorer.
Ce recueil réunit deux pièces et sept nouvelles et invite à lire ou relire Boulgakov autrement, en associant théâtre et formes narratives courtes. C’est un peu un défi, car ce sont des genres qui traditionnellement, attirent moins le lecteur français que le roman. En ce qui concerne Boulgakov, même si plusieurs de ses pièces ont été montées en France, et certaines à plusieurs reprises, on a tendance à le considérer avant tout comme un grand romancier qui a aussi écrit des pièces de théâtre. C’est pourtant le théâtre qui l’a d’abord rendu célèbre dans son pays. En deux ans et demi, d’octobre 1926 au printemps 1929, il y est devenu l’un des auteurs dramatiques les plus en vue. Les Jours de Tourbine ont connu un succès retentissant et, début 1929, juste avant qu’il ne soit réduit au silence, trois de ses pièces étaient à l’affiche en même temps dans trois théâtres de Moscou (Les Jours des Tourbine au Mkhat, L’Appartement de Zoïka au Théâtre Vakhtangov et L’Île pourpre au Théâtre de chambre), ce qui est un record. Plus tard, les Soviétiques qui avaient pu voir au moins une de ces pièces se souvenaient de lui comme d’un auteur dramatique. Quant à son œuvre romanesque, elle n’a été découverte qu’à la fin des années 1960, près de trente ans après sa mort.
Pour ce recueil, le choix s’est porté d’emblée sur La Fuite, qui est sa pièce la plus originale et la première à avoir été interdite avant même d’avoir été montée. Son originalité apparait dès le sous-titre : c’est une pièce en « huit songes ». Quand en 1925, Boulgakov avait remis au Mkhat (le Théâtre d’Art de Moscou) la première version des Jours des Tourbine, encore intitulée La garde blanche, celle-ci contenait le grand rêve d’Alexeï Tourbine qui se trouve dans le roman, mais Stanislavski l’avait fait supprimer, jugeant cet épisode peu scénique. Trois ans plus tard, Boulgakov a pris de l’assurance et remet au Mkhat, qui l’accepte avant qu’elle ne soit interdite, une nouvelle pièce entièrement composée de songes. La Fuite est une pièce sur l’exil. Elle nous montre la retraite de l’Armée blanche du Sud à travers la Crimée, jusqu’à Constantinople et, pour certains, jusqu’à Paris, comme une course à l’abîme (en russe le même mot beg, signifie à la fois fuite et course). La déroute à laquelle on assiste dans cette pièce n’est pas seulement une défaite militaire, mais une faillite morale. Toutes les illusions s’écroulent, les faux-semblants sont dévoilés et, à travers le personnage du général blanc Khloudov, se pose la question de la fin et des moyens, de la culpabilité et de l’expiation, qui est un thème central dans l’œuvre de Boulgakov. La tonalité générale de la pièce est dramatique, mais l’auteur y mêle étroitement plusieurs registres, de la gravité onirique à l’humour, du tragique à la farce (les fameuses courses de cafards à Constantinople !), avec de puissants effets d’ombre et de lumière et une orchestration musicale décrits dans de longues didascalies qui sont une autre originalité de la pièce.
La deuxième pièce du recueil, L’Appartement de Zoïka, forme à première vue un contraste complet avec la première. Dans La Fuite, on change sans cesse de lieu et même de pays ; dans L’Appartement, nous sommes dans un lieu clos qui est l’enjeu de toute l’intrigue. Les personnages de la première sont entraînés vers l’exil, ceux de la seconde tentent de s’adapter à la vie en Russie soviétique. La pièce est une comédie légère, qui se déroule sur un rythme endiablé, mais qui montre la NEP sous un jour sombre et se termine par un meurtre. On y trouve un des thèmes récurrents de l’œuvre de Boulgakov, les appartements moscovites, dont les anciens propriétaires sont menacés, comme ici Zoïka, de « densification », c’est-à-dire de la réquisition des pièces jugées superflues pour y loger des prolétaires. Tel est aussi le cas du professeur Préobrajenski dans Cœur de chien. Zoïka, qui est une maîtresse femme, a trouvé un stratagème : elle ouvre un atelier de confection légal, qui se transforme la nuit en une maison de rendez-vous clandestine. L’appartement devient ainsi un espace à transformations, avec des effets de théâtre dans le théâtre, lorsque les hôtesses-mannequins présentent sur une estrade des robes du soir époustouflantes sorties d’une énorme armoire à glace, ce qui n’est pas sans faire penser au spectacle de magie noire dans Le Maître et Marguerite.
Tout semble donc opposer les deux pièces, qui forment comme deux volets, l’un tragique, l’autre comique, mais ces deux volets sont complémentaires et se reflètent l’un dans l’autre. On a vu que la gravité onirique de La Fuite n’excluait pas le comique. Ici le comique se teinte par moments de mélancolie et le coucher du soleil y est aussi un moment privilégié. On y retrouve une atmosphère fantasmagorique et la même importance des effets de lumière et de l’orchestration musicale. Boulgakov appellera plus tard La cabale des dévots « pièce faite de musique et de lumière ». Cette formule s’applique aussi à nos deux pièces. Enfin, le thème de la fuite se retrouve ici en miroir : à la fin de La fuite, deux personnages décident de rentrer en Russie ; dans L’Appartement de Zoïka, quatre personnages rêvent de quitter la Russie pour Paris, Nice ou Shanghai.
Il est temps de passer aux sept nouvelles qui font suite à ces deux pièces. Elles ne sont pas un appendice, mais font partie intégrante d’un ensemble conçu pour illustrer la formule de Boulgakov qui disait que le théâtre et la prose narrative étaient pour lui comme la main droite et la main gauche d’un pianiste. Antérieures aux pièces (elles ont paru dans divers périodiques entre 1922 et 1924, donc les premières ont exactement un siècle), ces nouvelles ont été choisies parce qu’on y trouve les mêmes motifs. On sait que chez lui, thèmes et motifs circulent d’une œuvre à l’autre en se recombinant sans cesse. On en a ici une illustration, qui permet de voir comment, dans le courant des années 1920, se construit peu à peu l’univers de l’écrivain.
Les Aventures extraordinaires d’un docteur est l’un des tout premiers textes publiés par Boulgakov après son arrivée à Moscou. Il est largement autobiographique et l’on y voit aussi la déroute de l’Armée blanche et sa fuite vers la mer, mais cette fois au Caucase. On sait que Boulgakov avait été enrôlé comme médecin par les Blancs en septembre 1919 et s’était retrouvé avec eux à Vladikavkaz. En octobre, il a participé en tant que médecin militaire aux expéditions punitives contre les bourgades de Tchetchen-aoul et Chali-aoul qui sont décrites dans le texte. Mais l’aspect autobiographique est ici gommé par un dispositif auquel Boulgakov recourra à plusieurs reprises, celui du manuscrit d’un disparu retrouvé par ou confié à un ami, qui le publie. Ce sera le cas de Morphine et plus tard des Notes d’un défunt, alias Le roman théâtral. L’expérience personnelle est ainsi mise à distance et les deux instances narratives — l’auteur du manuscrit et l’ami qui le publie, incarnent deux variantes du destin de Boulgakov : la mort (ou dans le cas des Aventures, peut-être l’émigration, car on ne sait pas ce que le docteur est devenu) ou bien la capacité de publier. Le manuscrit fragmentaire du docteur N. montre un homme violemment arraché à son environnement familier et entraîné dans une guerre de plus en plus chaotique. Même si la violence et le danger sont mis à distance par l’autodérision et par des parallèles littéraires humoristiques (« Je ne suis pas Lermontov, moi ! »), il y a là une condamnation radicale de la guerre civile, quel que soit le camp — position qui n’est pas facile à tenir et où la seule issue possible est pour lui d’essayer de devenir un écrivain au-dessus de la mêlée.
Une même condamnation de la guerre civile comme « folie » se retrouve dans La couronne rouge, qui a pour sous-titre Historia morbi, « histoire d’une maladie ». Le narrateur y évoque les violences dont il a été témoin et qui l’ont conduit dans une clinique psychiatrique où il s’est réfugié, victime d’un traumatisme moral incurable. On y trouve un véritable concentré de motifs boulgakoviens : le souvenir heureux de son frère cadet dans l’appartement familial annonce La garde blanche, la situation d’un homme volontairement réfugié dans une clinique psychiatrique sera celle du Maître, le personnage du général blanc coupable de pendaisons arbitraires préfigure celui de Khloudov dans La Fuite, tout comme le spectre d’une victime revenant sans cesse tourmenter le narrateur — tourment qui sera celui de Pilate dans Le Maître et Marguerite Malgré sa dimension modeste, cette nouvelle est donc une sorte de matrice de l’univers de Boulgakov.
Avec Histoire chinoise, nous restons dans la thématique de la guerre civile, mais cette fois avec un héros inhabituel, un Chinois, qui annonce les deux personnages chinois de L’Appartement de Zoïka. Cet anti-héros est lui aussi est une sorte d’émigré, arrivé en Russie « comme une feuille morte poussée par le vent » et rêvant de retourner dans son pays. Il s’engage dans l’Armée rouge pour ne pas mourir de faim (à ma connaissance, c’est la seule œuvre de Boulgakov dont l’action se passe au moins partiellement dans l’Armée rouge), y devient une vedette car il se révèle être un artilleur virtuose, mais y connaît une mort absurde, car il agit par pur automatisme, sans rien comprendre à ce qui l’entoure.
Ce personnage appelle trois commentaires. Tout d’abord, il correspond à une réalité historique : pendant la première guerre mondiale, de nombreux Chinois avaient été recrutés pour travailler en Russie à la construction de voies ferrées et dans les mines pendant que les ouvriers russes étaient au front. Après la révolution, beaucoup s’étaient retrouvés sans travail et dans l’impossibilité de rentrer chez eux. Il a aussi une dimension polémique : en janvier-février 1922 est parue dans la revue Krasnaïa nov’ la longue nouvelle de Vsevolod Ivanov Le train blindé 14-69, qui connaît un grand succès, au point que son adaptation scénique sera montée par le Mkhat en 1927. C’est l’histoire d’un groupe de partisans rouges qui, en Extrême-Orient russe, ont pour mission d’arrêter la progression d’un train blindé blanc. Parmi eux, il y a l’héroïque Chinois Sin-Bin-Ou, qui se couche sur les rails pour empêcher le train de passer. Or l’Histoire chinoise de Boulgakov est parue l’année suivante, en mai 1923. Il est fort probable que Boulgakov, qui se tenait très au courant des publications de ses confrères, ait donné là une réponse polémique à Vsevolod Ivanov. Le Chinois du Train blindé est une incarnation de l’internationalisme prolétarien et de la conscience de classe, celui d’Histoire chinoise est un pauvre hère totalement apolitique entraîné dans une guerre à laquelle il ne comprend rien.
Le troisième point concerne un épineux problème de traduction : les Chinois de la nouvelle et de la pièce parlent (mal) avec un fort accent. Or si le russe se prête bien à la restitution des accents étrangers, ce n’est pas le cas du français. En russe, il y a entre autres une convention : pour rendre l’accent chinois, on remplace les R par des L. En français, cela passe mal, mais après moult hésitations, je m’y suis tout de même résolue et me suis efforcée de rendre d’autres particularités de leur prononciation, en intercalant, par exemple des voyelles entre les consonnes, car en chinois, où tous les mots sont monosyllabiques, il n’y a jamais deux consonnes côte à côte.
Les deux nouvelles suivantes forment une sorte de diptyque autour du motif ô combien boulgakovien du gigantesque incendie qui détruit un grand bâtiment symbolisant ici l’ordre ancien. La première des deux est liée au thème de l’émigration : dans Le Brasier du khan, on voit un aristocrate émigré revenu clandestinement en Russie pour revoir son ancien palais transformé en musée, dont la description est librement inspirée d’Arkhanguelskoïe, le domaine des princes Youssoupov aux environs de Moscou. Chez Boulgakov, l’ancien propriétaire, le prince Tougaï-Beg, est lui aussi d’origine tatare, d’où le titre. Après avoir participé incognito à une visite guidée menée par son ancien majordome devenu gardien du musée, il parvient à y revenir seul pendant la nuit et le parcourt à nouveau, évoquant tous ses souvenirs. Mais « rien ne reviendra plus. Tout est fini ». Le geste fatal qui va réduire le palais en cendres n’est pas dicté par un simple désir de vengeance, mais par l’attitude des nouveaux maîtres, qui conservent soigneusement son passé tout en le dénigrant systématiquement. Étrangement, cette nouvelle semble réaliser le fantasme nabokovien de retour clandestin en Russie pour revoir les domaines confisqués, mais avec une fin typiquement boulgakovienne.
Le N°13, immeuble Elpitt-commune ouvrière se termine elle aussi par un incendie. Il s’agit cette fois d’un ancien immeuble moscovite haut de gamme transformé en ensemble d’appartements communautaires. Boulgakov s’est ici inspiré du N° 10 de la rue Bolchaïa Sadovaïa, où il a habité — dans un appartement communautaire — de 1921 à 1924 et dont il a gardé un souvenir cauchemardesque. C’est là que se trouve à présent le musée Boulgakov — avec les fameux graffiti dans la cage d’escalier. On assiste dans la nouvelle à une dégradation progressive de l’immeuble qui fait penser à Cœur de chien et l’incendie final est ici provoqué par l’incurie des nouveaux occupants, dont une certaine Annouchka, une mégère que l’on retrouvera dans Le Maître et Marguerite : comme chacun sait, c’est Annouchka qui, en cassant sa bouteille d’huile de tournesol, provoque au début du roman la mort de Berlioz. Avec l’incendie de l’immeuble N°13, là aussi, « Rien ne reviendra plus. Tout est fini », mais cette fin catastrophique est en même temps décrite avec une évidente jubilation. L’immense brasier, les camions et les casques étincelants des pompiers, les occupants qui se jettent par les fenêtres, l’écroulement des étages, tout est paroxystique. Même s’il s’agit une fois de plus de la fin de l’ancien monde, il y a là une sorte de revanche poétique sur la catastrophe qui est bien dans l’esprit de Boulgakov.
Dans les deux dernières nouvelles, nous sommes à l’intérieur d’un appartement moscovite. Scènes moscovites, qui s’apparente au genre du fel’eton, ces chroniques satiriques que Boulgakov publiait dans les journaux, est proche à la fois de L’Appartement de Zoïka et de Cœur de chien. Elle montre la prodigieuse inventivité dont fait preuve un ancien avocat pour éviter la « densification ». Le ton est humoristique, d’ailleurs, nous sommes le 1er avril lorsque commence le récit et au terme de toutes les péripéties narrées rétrospectivement, les protagonistes apprennent par téléphone qu’ils sont frappés par un nouvel impôt. Excédé, l’avocat lève les yeux vers le portrait de Karl Marx qu’il a accroché au mur par opportunisme, mais celui-ci reste impassible. « Le contour de sa barbe était doré par le soleil d’avril ». Le message est clair : avec la NEP, Karl Marx reste, mais l’argent est de retour.
Enfin, pour clore ce recueil, j’ai choisi la courte nouvelle Un psaume, qui ne ressemble pas aux autres. Certes, l’action se situe là aussi dans un appartement communautaire, mais pour une fois, les relations entre voisins semblent plutôt paisibles et l’un des deux protagonistes est un petit garçon, ce qui est rare chez Boulgakov. Cette nouvelle est un petit bijou, une miniature délicate où la mélancolie du narrateur solitaire est égayée par les visites du fils de la voisine, un enfant de quatre ans auquel il raconte des histoires. On voit ici à l’œuvre les deux mains du pianiste, car la nouvelle est ponctuée de dialogues et de didascalies qui l’apparentent à une saynète, où le leitmotiv — un couplet de la romance de Vertinski « Tout ce qui me reste » — suggère une lueur d’espoir, la possibilité de nouveaux liens apaisés entre les êtres.
Ces pièces et ces nouvelles illustrent donc, non seulement la circulation des motifs dans l’œuvre de Boulgakov, mais l’extraordinaire diversité des formes et des registres. Il me reste à espérer que ce petit voyage à travers son théâtre et sa prose narrative vous aura donné envie de redécouvrir cet immense auteur sous un jour nouveau.
Laure Troubetzkoy, le 08 février 2023
Laure Troubetzkoy est une universitaire et une traductrice française. Ancienne élève de l’ENS Sèvres, elle est agrégée de russe et professeure émérite à Sorbonne Université. Elle a notamment traduit Boris Pasternak (Fragments de prose des années 1920, Gallimard, 1990) et Vladimir Nabokov (Lettres à Véra, Fayard, 2017)
Source : éditions vendémiaire
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