En marge de la commémoration du 40e anniversaire de la mort d'Albert Camus, Yves Hamant revient sur sa pièce "Les justes" et ses sources.
Le quarantième anniversaire de la mort de Camus a été quelque peu occulté par le confinement et c’est ainsi que j’ai regardé avec retard à la télévision la pièce d’Albert Camus mise en scène par Abd Al Malik.
J’ai aimé, mais la critique était plutôt mauvaise. C’est que je dois avoir mauvais goût et que je ne vais pas assez souvent au théâtre. Du coup, je me suis replongé dans la pièce et l’histoire de sa création. Camus était fort bien informé de l’histoire révolutionnaire russe. Sa pièce était largement fondée sur les souvenirs d’un terroriste russe, Boris Savinkov. Savinkov appartenait au parti socialiste révolutionnaire prônant un socialisme démocratique fondé sur l’esprit communautaire prêté à la paysannerie. Ce parti a eu de nombreux sympathisants parmi les intellectuels (et deux saints russes en ont été membres : mère Marie Skobtsova et Ilia Fondaminski). Le parti devait se diviser sur la question du recours au terrorisme, qui aurait été indispensable à la victoire de la révolution. A cette fin, les plus radicaux avaient créé l’Organisation de combat, dont Savinkov était un des leaders. La question de la justification du meurtre est précisément au centre de la pièce de Camus. Les protagonistes devaient assassiner le grand-duc Serge, mais une première tentative avait échoué parce qu’au moment de lancer la bombe, Kalyaev, qui est un peu poète et aime la vie, avait vu deux enfants aux côtés du grand-duc, ses neveux. Stepan lui reproche d’avoir molli, il est implacable, tout doit être sacrifié à la révolution (à l’instar de Netchaev, auteur du « Catéchisme du révolutionnaire » qui a inspiré Dostoïevski dans « Les démons » ou « Les possédés », selon les traductions »). Un autre des personnages de la pièce est une femme, Dora, qui fabrique les bombes.
Or j’avais à Moscou une amie proche, dont la mère, Natalia Klimova, aurait d’une certaine façon pu être le prototype de Dora et s’était donnée à fond à l’action révolutionnaire. Son histoire a été racontée en partie par Varlam Chalamov (récit « La médaille d’or »). Au cours d’une célèbre insurrection à Moscou lors de la révolution de 1905, on vit Klimova apporter pistolets et munitions aux insurgés sur une barricade et se lier à leur chef, Mikhaïl Sokolov, dit L’Ours, qui mit sur pied un nouveau groupe, l’Organisation de combat des socialistes-révolutionnaires maximalistes. Ce groupe décida de supprimer le Premier Ministre Stolypine. L’attentat eut lieu en 1906, lorsque Stolypine se trouvait dans sa villa à Saint-Pétersbourg. Klimova prit une part active aux préparatifs. Une violente explosion se produisit ; lorsque la fumée se dissipa, on releva trente morts et une vingtaine de blessés. Stolypine resta indemne.
Klimova fut arrêtée quelques mois plus tard. S’attendant à être condamnée à mort, elle écrivit dans sa cellule un texte célèbre Lettre avant l’exécution. C’est, de manière inattendue, une réflexion sur la joie de vivre qu’elle avait éprouvée depuis l’enfance, qu’elle avait perdue en prenant conscience de la question sociale russe et paradoxalement retrouvée dans sa cellule en se préparant à être pendue. Il semble que, sur le moment, elle n’ait manifesté aucun regret ni pour le sang versé, y compris des personnes qui n’avaient rien à voir avec le pouvoir, ni pour les graves blessures des enfants de Stolypine. Sans qu’elle l’ait voulu, son père, comme elle était mineure, put obtenir sa grâce et sa peine fut commuée en détention à perpétuité. Elle fut transférée dans une prison de femmes à Moscou et enfermée dans une cellule commune avec d’autres prisonnières politiques. Elle ne tarda pas à organiser une évasion dans des conditions rocambolesques dignes d’un roman d’Alexandre Dumas avec doubles de clés, déguisements, liqueur remplie de chloroforme offerte aux gardiennes et pièces d’or éparpillées sur le trottoir à l’extérieur par des complices pour détourner l’attention de l’agent de police du quartier !
Klimova poursuivit sa fuite et parvint en Mongolie en se faisant passer pour une géologue, traversa le désert de Gobi à dos de chameau, atteignit la Chine et le Japon, d’où elle s’embarqua pour l’Europe. Elle y retrouva des socialistes-révolutionnaires russes, dont Savinlov, vécut en Italie, en Suisse, et en France, où elle mourut de la grippe espagnole en 1918, y laissant deux filles. L’aînée, Natalia Stoliarova (du nom de son père), en 1934, à l’âge de 22 ans, après ses études à la Sorbonne, décida de rentrer en URSS.
On devine la suite. Natalia Stoliarova ne tarda pas à être arrêtée. Elle rencontra dans sa cellule une des femmes qui avaient été en prison avec sa mère sous le tsar Nicolas II. Elle connut des années de Goulag et d’errance, put s’installer à Moscou après la mort de Staline. Elle y devint une figure de la vie littéraire, des milieux proches de la dissidence et, surtout, une grande amie de Soljénitsyne et de sa femme (par l’intermédiaire desquels j’ai fait sa connaissance). Comme l’a écrit Chalamov, sa vie ne fut pas une postface de celle de sa mère, un épilogue, elle eut sa propre destinée, qui mérite plus qu’un autre récit, au moins une prochaine soirée au Centre culturel russe Soljénitsyne (1). Quoi qu’il en soit, cette destinée n’était certainement pas celle qu’auraient imaginée sa mère et les « justes » de la pièce de Camus, lançant des bombes pour faire advenir un monde meilleur.
Yves Hamant, 29 Septembre 2020.
(1) Voir aussi les souvenirs d’Yves Hamant sur Natalia Stoliarova dans le numéro 211 du « Vestnik » (en russe), qui vient de sortir.
Professeur émérite d’études slaves à l’université Paris-Ouest-Nanterre, agrégé de Russe, docteur en sciences politiques, Yves Hamant fut aussi le premier traducteur de l'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljénitsyne.
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