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Photo du rédacteurGeorges Nivat

De l’anéantissement de soi à l’Hymne à la Joie : Dostoïevski

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

Un mot de l’argot de son école du Génie, et qu’il a utilisé dans sa deuxième nouvelle, Le Double, revient en mémoire à Dostoïevski en 1877, à l’autre bout de sa vie. Un mot qui veut dire s’effacer, disparaître, lentement se dégrader dans le néant, stouchevat’sia…. Opposé à toutes les crises d’hystérie des romans, ce processus de néantisation est un des pôles du « penser en romans » de l’écrivain, qui a survécu à l’épilepsie, au bagne, à l’étranglement par son éditeur-ogre. Dans un livre récent, Julia Kristeva, philosophe, psychanalyste, romancière nous donne sa lecture, pour aujourd’hui, dans un langage lacanien.

De l’anéantissement de soi à l’Hymne à la Joie : Dostoïevski par Georges Nivat
Mikhaïl Chemiakine, un des plus doués et des plus prolifiques artistes issus de l’underground léningradois, a été inspiré en profondeur par Gogol et par Dostoïevski. Ses innombrables variations sur le carnaval de Pétersbourg mettent en scène la ville-mirage où les personnages de Dostoïevski souffrent, se dédoublent, regardent martyriser un cheval, comme Raskolnikov dans son rêve (lui-même inspiré par un poème de Nekrassov). L’œuvre peint, dessiné, sculpté de Chemiakine, ses scénographies de dizaines d’opéras et ballets est toujours proche de la danse et du corps humain. La Commedia dell’arte, avec Chemiakine, a migré dans la ville-mirage fondée par Pierre sur le marais et y déploie ses dentelles gracieuses et inquiétantes.

Le mot « stouchevat’sia », ou Dostoïevski entre le néant et l’Hymne à la Joie.

Bizarrement, en novembre 1877, Dostoïevski, dans son Journal d’un écrivain, fait l’histoire d’un mot qu’il a « inventés », et dont il est fier. « Le mot « stouchevat’sia » signifie disparaître, s’anéantir, s’en aller pour ainsi dire au néant. » C’est de l’argot d’élève-ingénieur. Lorsqu’il étudiait à Institut principal du Génie, alors logé dans le château Michel, dont la famille impériale ne voulait plus, depuis que Paul Ier y avait été assassiné (Fiodor et son frère couchaient dans un dortoir voisin de la pièce du tsaricide), le futur écrivain devait dessiner des épures de plans de fortifications ou autres architectures militaires. Le dégradé en était l’essentiel : ce devait être un lavis à l’encre de Chine allant du noir au rien. Dans sa classe on se mit alors à dire stouchevat’sia, pour se dégrader, disparaître. (Touch était l’encre de Chine.) Passer imperceptiblement du noir absolu au blanc absolu, c’est-à-dire disparaître d’un néant dans l’autre, deviendra un des pôles de son œuvre. Et dans sa seconde nouvelle, le Double (1846), Dostoïevski utilise le mot en parlant du héros, M. Goliadkine. Le parler malhabile, toujours trébuchant, toujours inachevé, de Goliadkine (il a hérité ce bégaiement de l’Akaki Akakiévitch de Gogol) est sa façon de survivre ; il se fait mettre à la porte de la maison de son chef, où il est entré pour un bal auquel il n’était pas invité. Mis dehors, le voici sur le quai du canal Fontanka, fixant l’eau trouble et noire, penché comme un homme qui saigne du nez. Et brusquement il a l’impression que quelqu’un est là, accoudé comme lui à la rambarde, lui a parlé, mais dit quoi ? la neige épaisse tombe, on ne voit plus rien. Le fantôme est sorti du noir, devenu blanc, reparti dans le noir du néant. Dans son dernier livre, consacré à Dostoïevski, la romancière et psychanalyste Julia Kristeva[1] s’attarde sur ce mot stouchevatsja. Pourquoi Dostoïevski est-il si fier d’avoir lancé ce mot, repris même par Tourgueniev, son adversaire littéraire [2]? D’autant plus que le mot, venu d’un jargon écolier désigne la disparition dans le néant, l’effacement face au double, à l’immonde, à la complicité dans le parricide, au rival dans le triangle « une femme-et-deux hommes », où lui-même s’était enfermé volontairement - jusqu’à l’apparition d’Anna Grigorievna, et la disparition des crises d’épilepsie ?

Serait-ce la souris de l’homme du souterrain, cette « misérable souris à la conscience élargie qui se gifle, se fouette, se moque et se délecte », comme écrit Julia Kristeva, conscience qui se heurte à la raison universelle, raison-mur de pierre, contre quoi en vain l’on cogne ses poings. (C’est à la destruction de ce mur de pierre que Chestov consacrera toute son œuvre.) Et ce mur, cette raison qui nous emprisonne, Kristeva la baptise « noustoussité », ce que nous impose le « nous tous ». Lhomme du souterrain hait et subit la noutoussité. La névrose est son sous-sol, et l’écrivain se soigne « en pensant par romans ». Des romans sans thèse qui triomphe, des romans qui bafouillent sans fin, pour échapper à la névrose, et son « protobiote » (ou placenta). Julia Kristeva, qui soigne inlassablement souffrants et autistes, « parlêtres » qui bafouillent comme M. Goliadkine : je suis parce que je parle, même si ça ne veut rien dire, surtout si ça ne veut rien dire... Kristeva interroge par sa vie, son métier de médecin des âmes et des corps névrotiques, elle interroge les « scindés en deux », les « clivés », et trouve dans Goliadkine et son Double le premier de ces scindés, dont le suivant sera Raskolnikov, le schismatique (raskol=schisme).


Une confidence de Julia Kristeva nous rend tout proches d’elle, de sa lecture de Dostoïevski : un jour de soleil sur son île de vacances, face à l’océan, elle découvre que « saint Dosto écrivait face à la mort, obsédé par le sexe qui tue. » Il faut savoir lire dans la souffrance pour en arriver là. Et Dostoïevski aidant, Kristeva lit notre présent soufrant collectif, notre présent chigalovien, où tous sont étiquetés, emmenés dans la lame du numérique grégaire, poussés comme les myriades de déchets plastiques par la marée montante des fake-news. Saint-Dosto, nous aidera-t-il à lire en nous, à nous ressouder après les clivages, à nous voir lucidement et solidairement, sans nous perdre dans la fourmilière ? Le moment que nous vivons aujourd’hui, la lecture que fait Julia Kristeva de cet « auteur de sa vie », peuvent-ils nous apporter une éclaircie, une planche de salut qui ne soit pas trop glissante ? Liberté illimitée égale despotisme illimité, démontre Chigaliov, dans Les Démons. Dans sa prison, Dimitri Karamazov, parle de l’idéal de la Madone qui mène à l’idéal de Sodome. Ces extrémités qui se confondent, ces moignons de vie qui se soudent au hasard, l’analyste Kristeva a pas mal de choses à dire là-dessus, aidée par sa pratique clinique. Dimitri entonne après sa confession l’Hymne à la Joie de Schiller, qui n’était pas encore l’hymne européen. Mais c’était déjà le final de la IXe symphonie de Beethoven, l’hymne que le vieux compositeur, devenu sourd, tentait de dresser sur les ruines du christianisme et de la révolution, pour retrouver du sens. Au fond, Dostoïevski nous invite peut-être, lui aussi, depuis l’absolu du néant, noir ou blanc, peu importe, à l’entonner à notre tour, pour survivre.

Eh bien, si ce lustre - la pensée jaillit comme en un éclair dans la tête de Goliadkine -si ce lustre s’arrachait au plafond, et tombait sur cette compagnie, je me jetterais pour sauver mademoiselle Clara, je la sauverais, et lui dirais : « Ne vous en faites pas, mademoiselle, ce n’est rien du tout, et votre sauveur - c’est moi! Alors M. Goliadkine se tourna pour chercher des yeux mademoiselle Clara, et aperçut Guérassimytch, le vieux majordome, qui, de l’air le plus officiel et cérémonieux, venait droit vers lui. M. Goliadkine frémit et grimaça sous l’effet d’une sensation indéfinissable, et en même temps des plus désagréables. Machinalement, il regarda tout autour : il eut presque l’idée de filer loin du péché, et hop ! se tirer en douce, se dégraderstouchevat’sia »), c’est-à-dire faire comme s’il n’avait été présent en aucun œil, faire comme ce n’était pas de lui qu’il s’agissait. Cependant, avant que notre héros ait eu le temps de décider quoi que ce fût, Guérassimytch se dressait déjà devant lui. Fiodor Dostoïevski, Le Double, ch. IV

Georges Nivat, le 12 Juin 2020.

 

[1] Dostoïevski, par Julia Kristeva. Collection « Les Auteurs de ma vie ». Buchet-Chastel. Essai, suivi de morceaux choisis traduits par André Markowicz, Anne Coldefy-Faucard, Gustave Aucouturier et Boris de Schlœzer.

 

Georges Nivat, slavisant, essayiste, professeur honoraire à l’Université de Genève. Traducteur d'André Biély, Gogol, Siniavski, Brodsky, Soljénitsyne. Auteur d’une douzaine d’ouvrages. Commissaire de quatre expositions à Genève et Paris. Derniers ouvrages en français : les Trois âges russes (Fayard, 2015), Alexandre Soljenitsyne, Un écrivain en lutte avec son siècle (Les Syrtes, 2018), Les Sites de la mémoire russe, tome II (Fayard, 2019). En russe : Русофил, (Moscou, Izd. Eleny Shubinoj). Il s’agit d’un ouvrage d’Alexandre Arkhangelski qui a pour sous-titre : La vie de Georges Nivat racontée par lui-même.

Site internet http//nivat.free.fr (liens sur plusieurs ouvrages en accès libre).

Georges Nivat
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