Nous sommes dans le vertige. Vertige quand ce qu’il y a de plus précieux dans l’homme, son ouverture vers la hauteur, cette béance muette qui le rend capable de Dieu, qui le fait image de Dieu, se trouve dévoyé, faussé, devient prétexte au crime. Vertige quand le visage humain, trace visible de cette Présence invisible, est traité comme on traite les choses, n’est plus adressé à un autre visage, n’est plus qu’un peu de chair exposée nue à une puissance aveugle.
Vingt-cinq fois, au long de l’exposition de l’œuvre de Madeleine la même protestation surgit : non, un visage n’est pas une chose, un visage ne se laisse pas défigurer dans la violence, un visage ne se laisse pas éteindre dans la mort. Tous ils sont morts, Grigori et Alexandre, Marfa et Guilda, Dmitri et Stanislaw. Tous ils sont vivants, puisqu’ils nous regardent et que nous les regardons. Merci, Madeleine, d’avoir élevé cette protestation silencieuse qui nous rappelle à tous que l’homme est né pour de plus grandes choses, et que son visage en est le signe. Merci d’avoir affronté, avec votre pinceau pour seule arme, cet effroyable abîme du mal où l’historien et le philosophe se perdent, mais dont, selon un mystérieux paradoxe, l’innocence et la prière peuvent seules mesurer la profondeur. L’art aussi, quelquefois.
En contemplant à nouveau ces vingt-cinq visages, me vient en mémoire une page de Vie et destin, le grand roman de Vassili Grossman, lui-même victime et témoin de la même terreur stalinienne. Je crois qu’elle dit quelque chose de ce qui a dû habiter votre cœur, chère Madeleine, tandis que vous retraciez, trait après trait, chacun de ces visages. Quelque chose qui ressemblait à cette « bonté sans témoin », cette « petite bonté sans idéologie » qu’évoque l’auteur. Comme une « minuscule graine d’humanité » qui se glisse dans les interstices de la violence humaine, aussi têtue qu’une pousse d’herbe entre les pierres. Ainsi, « la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe », « la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé »… Ces humbles constats suffisent, affirme Grossman, pour être certain que l’homme n’est pas « impuissant dans sa lutte contre le mal » ; bien plus, pour attester que « c’(est) le mal qui (est) impuissant dans sa lutte contre l’homme [1] ».
Il ajoute à cela une étrange vérité : « Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible ». Que pèsent ces quelques gouttes d’eau ou ce morceau de pain face à la mort imminente ? Que pèsent vingt-cinq toiles face à la marée de la violence humaine, et aux millions de morts qu’elle charrie ? Que pèse l’amour ? Mais sommes-nous encore dans le système des poids et des mesures ? Ou ces gestes, ces tableaux, n’ont- ils pas justement pour effet invincible de nous en faire sortir ? « La lumière aussi ne heurte pas, ne pèse rien. Mais par elle les plantes et les arbres montent vers le ciel malgré la pesanteur. On ne la mange pas, mais les graines et les fruits que l’on mange ne mûriraient pas sans elle [2] », écrivait un autre témoin du tragique de l’histoire, la philosophe Simone Weil. Comme fait un pinceau sur une toile, poser de la lumière sur les pires ombres du monde les rend plus visibles. Mais par cette lumière quelque chose de notre âme échappe pour toujours à la pesanteur.
Marguerite Léna,
Communauté Saint-François-Xavier, Le 25 Octobre 2021.
[1] Vassili Grossman, Vie et Destin, Julliard/L’Age d’Homme, 1983, p.385. [2] Simone Weil, Oppression et liberté, Gallimard, 1955, p. 219.
Marguerite Léna est une philosophe française spécialiste des questions d'éducation. Elle a été l'étudiante du philosophe Paul Ricœur.
Comments