Daria Kriazhova, doctorante en littérature comparée, nous livre sa lecture du livre de Jean-Louis Backès, Dostoïevski et la logique.
Un professeur russe d’histoire invité à la Sorbonne (cette réalité semble déjà venir d’une autre époque) jette un regard sur mon livre : « Et alors, Dostoïevski et la logique, est-ce compatible ? » Je réponds que oui, plus que compatible. « Ah ? je ne l’ai jamais pensé ».
Jean-Louis Backès est parfaitement conscient de l’effet que ce titre produit sur le public russe et français. De l’étonnement, de la méfiance, et par conséquent de l’intérêt nous poussent à choisir le livre Dostoïevski et la logique, publié à l’occasion du bicentenaire de l’auteur, écrit par l’un des plus grands spécialistes du domaine russe en littérature comparée en France.
Backès commence par aborder les stéréotypes qui existent autour du nom de l’écrivain : Dostoïevski est profondément croyant, orthodoxe, préoccupé par les questions existentielles et la mission particulière du peuple russe. Ce sont des faits, et parallèlement, il existe un mythe autour de la personnalité de l’écrivain, un mythe largement associé à la Russie en général, bien ancré parce que basé sur ces faits, et qui façonne largement la perception de ses romans par les lecteurs. C’est ainsi que les études dostoïevskiennes institutionnalisées en Russie montrent la tendance ces dernières années à s’incliner de plus en plus vers une confusion du Dostoïevski écrivain, romancier et citoyen. Cette approche appliquée à l’analyse des romans accompagnée de la censure et de la hiérarchisation de la recherche l’appauvrit grandement. « La tentation est évidemment de déduire [des données] de la conclusion à laquelle on souhaite arriver[1]. », dit Backès à propos du procès dans Les Frères Karamazov où le procureur et l’avocat jonglent avec les caractéristiques psychologiques des personnages de telle manière qu’ils arrivent à en tirer des conclusions opposées, mais cette phrase paraît bien applicable aux études qui partent de postulats mythifiés pour n’aboutir qu’à ces mêmes postulats. Répéter mille fois que Dostoïevski était orthodoxe, ne chercher dans ses romans que ses porte-paroles et le salut par la foi paraît à un certain moment … ennuyeux. Le dogme est un silence, la vérité est un débat. Tout l’intérêt de son œuvre est là : Dostoïevski n’est pas un moraliste. « On l’a répété mille fois après Bakhtine : ses romans sont polyphoniques […] Et [les idées] auxquelles l’auteur tient pour son propre compte, en tant que personne privée et en tant que citoyen, ne donnent pas souvent l’impression de dominer les autres, de s’imposer comme vérité[2]. » Cette approche abordée par Backès dès le début de son essai devient un fil conducteur de son interprétation de Dostoïevski. Il n’est évidemment pas le premier dans cette voie : en plus de Bakhtine, il se réfère aux interprétations de Claudel, Chestov et Proust. Backès n’a pas la prétention de chercher l’absolu dans ses romans, d’expliquer tout Dostoïevski en un livre. La tentative d’une révolution dans les études dostoïevskiennes paraîtrait pour le moins prétentieuse ; Backès ne semble pas en avoir l’envie, ni ne semble vouloir critiquer ses opposants. Il a trop de choses à nous dire pour perdre son temps en polémiques. Dostoïevski et la logique nous propose une image déjà bien familière du romancier, et d’une manière extrêmement subtile, pas à pas, Backès arrive à formuler des propos originaux. Et c’est un débat que Backès nous propose dans son livre, un questionnement des possibilités que nous offrent les textes de Fiodor Dostoïevski, une analyse audacieuse menée avec curiosité, courage et le plus important, avec amour.
Mais quel rôle y est donc attribué à la logique ? Elle est un instrument permettant d’avoir un nouveau regard sur les anciens problèmes et de poser de nouvelles questions. Est-ce qu’il y a quelque chose encore derrière le mythe du Dostoïevski russe, donc irrationnel, qui nous gêne dans ce couple « Dostoïevski et la logique » ? On garde le principe que la foi est une pierre angulaire dans ses romans, et la nature de cette foi ne peut être qu’irrationnelle. Ainsi, Dostoïevski écrit dans une lettre : « Quels terribles tourments m’a valu et me vaut encore aujourd’hui cette soif de croire, d’autant plus forte en mon âme que j’ai plus d’arguments à lui opposer[3]. » Pourtant, même si la foi de Dostoïevski n’a pas besoin d’apologie et qu’elle se construit sur des principes opposés, pourquoi ne peut-on pas supposer que Dostoïevski, qui se met dans la peau des athées remarquables dans ses livres, n’a pas pu jouer avec la logique ? Backès parle de l’intérêt de Nietzsche envers les Démons où le philosophe trouve « la logique de l’athéisme »[4]. Alors, si la foi est opposée à la raison, l’athéisme peut-il être son allié ?
On peut donc essayer de trouver des exemples où la logique devient un outil de la mise en doute de l’existence de Dieu et on en trouvera chez Dostoïevski. Et pourtant, la logique chez l’écrivain russe est utilisée, selon Backès, d’une manière beaucoup plus complexe.
Dans son analyse, Backès semble traverser avec ses lecteurs les stades du développement de la logique comme domaine : depuis les figures classiques comme le syllogisme jusqu’à ses limites et ses contradictions, en passant par la logique symbolique. La logique permet à Backès de se plonger dans les profondeurs des romans de Dostoïevski : non dans les « abîmes[5] » des questions existentielles, de la foi et de Dieu, mais dans des détails qui échappent souvent à l’œil des critiques, des phrases qui ne paraissent pas avoir de sens particulier. Il arrive souvent lors de la lecture de Dostoïevski de s’étonner devant une expression. Si la lecture de Pouchkine demande aux lecteurs de bien connaître l’époque avec ses archaïsmes ou en tout cas d’avoir un bon dictionnaire explicatif sous la main, la majorité du lexique utilisé par Dostoïevski est bien compréhensible à notre génération. Et pourtant, il y a souvent quelque chose qui nous fait nous arrêter d’étonnement dans la lecture, mais parce qu’on est emporté par l’intrigue (on n’oublie pas que Dostoïevski est un auteur de romans policiers même s’ils sont loin d’être traditionnels), on continue en laissant traîner une petite énigme irrésolue dont ses textes sont si minutieusement parsemés. A quoi bon s’arrêter devant la phrase de Aglaïa lors de la conversation sur la peine de mort publique « Donc, si on trouve que ce n’est pas une affaire de femmes, c’est qu’on veut dire (et donc faire admettre comme juste) que c’est une affaire d’hommes. Félicitations pour la logique[6]. » ? Et pourtant, Jean-Louis Backès le fait. On découvre à notre grand plaisir que cette remarque est le plus probablement une manifestation de l’esprit brillant de ce personnage dont on ne trouve pas chez Dostoïevski, et cela vaut pour tous les personnages, de description présentative. C’est pourquoi au bout du compte la compréhension de ces phrases se révèle être plus importante qu’elle ne le paraît. Les analyses qu’on trouve dans cet essai nous montrent à quel point Backès maîtrise le texte : il suffit de rappeler qu’il est l’auteur d’une thèse en cinq volumes consacrée à la réception de l’œuvre de l’écrivain russe en France pour rendre compte de la profondeur de ses connaissances. Mais Backès semble avoir même plus que ça ; il y a une relation particulière entre les deux œuvres, celle de Fiodor Dostoïevski et celle de Jean-Louis Backès. L’œuvre de Backès est inséparable de celle de l’écrivain russe ; même si elle ne se résume point à l’étude de Dostoïevski, Backès revient toujours vers lui. Comme lectrice russe, je ne fais que m’étonner de la profonde connaissance de notre culture par Jean-Louis Backès qui cite des auteurs très peu connus en France comme par exemple, Denis Fonvizine, ou des lignes de Pouchkine qui sont une des premières références qui viennent à l’esprit des Russes. Cet enracinement de Dostoïevski dans la culture russe est crucial pour le comprendre, et Backès en est parfaitement conscient et revient souvent vers l’influence de Pouchkine sur l’écrivain.
Les exemples où le mot « logique » est utilisé chez Dostoïevski dans son premier sens, comme dans la phrase d’Aglaïa, ne manquent pas, et Backès fait une analyse détaillée des raisonnements logiques, faux et corrects, qui témoignent du génie de l’écrivain : « […] même si Dostoïevski ignore l’usage des diagrammes dits “diagrammes de Venn”, il lui arrive de penser certaines réalités logiques en termes d’espace. Il a une vision schématique, mais concrète, d’une proposition abstraite[7].» Dostoïevski ne pouvait pas connaître les travaux du mathématicien John Venn publiés juste avant la mort de l’écrivain
; le fait que Dostoïevski arrive lui-même à imaginer les catégories logiques spatialement nous montre de nouveau que la logique attirait son attention et qu’il maîtrisait parfaitement ces principes pour pouvoir les manier d’une manière novatrice.
Mais nombreux sont également les emplois du mot logique dans son sens figuré. Dans le discours de tous les jours, ce mot reçoit de nouvelles significations que Dostoïevski, maître du langage parlé, donne à ses personnages. C’est aussi l’occasion d’admirer encore une fois la capacité extraordinaire de l’écrivain russe à s’identifier avec ses caractères scrupuleusement élaborés. Backès revient assez souvent à la métaphore filée du Dostoïevski acteur capable de se mettre dans la peau de ses personnages pour que cela devienne un leitmotiv du livre et une des clés des possibles interprétations de la complexité de son œuvre. Backès lui-aussi semble avoir une capacité extraordinaire : il arrive à pénétrer dans la « logique personnelle » (notion également analysée dans l’essai) de Dostoïevski. Et notons bien que cette quête de la logique chez l’écrivain russe n’est possible que parce que Backès lui-même en maîtrise parfaitement les règles et en connaît bien les limites.
C’est pourquoi à un certain moment, Backès élargit le champ de ses interrogations en tournant son regard vers des problématiques constantes des études dostoïevskiennes. Dans le deuxième chapitre, il met en rapport la logique avec la psychologie. Backès est remarquable non seulement dans les analyses subtiles, mais aussi en déconstruisant le fil argumentaire de l’instruction dans Crime et Châtiment qui nous démontre que la psychologie et la logique ne relèvent pas de mondes opposés, que le rationnel et l’émotionnel sont des catégories trop obscures pour refléter l’esprit humain. Plus loin, à l’aide de la logique, Backès continue de traiter des concepts qui nous en paraissent éloignés. Entre autres, le fantastique chez Dostoïevski, motif récurrent de son œuvre, révèle de nouvelles significations si on le pense à travers les règles de la logique classique qui ne prévoit pas d’exception. « L’intérêt que Dostoïevski porte à tout ce qu’il appelle fantastique ne le contraint nullement à bannir la logique du domaine fantastique[8]. »
En dépassant les règles de la logique, Dostoïevski continue d’en manier les notions principales. « Dostoïevski a renoncé […] à ne mettre en scène que des personnages qui soient tous des caractères cohérents, que l’on puisse saisir d’un mot ou d’une formule[9]. » C’est ainsi que la notion de contradiction, qui relève elle aussi du champ de la logique, devient une technique novatrice de la construction d’un personnage. Pourtant, Dostoïevski ne s’arrête pas à la construction binaire des personnages : et si on supposait qu’un personnage pouvait avoir plus de deux faces ? Ainsi, il paraît que Stavroguine est un des personnages les plus complexes de Dostoïevski, la révélation de ses faces multiples sert de base pour la construction du roman entier. « Un vrai personnage, un personnage admirable, ne peut plus être analysé. On ne peut que le peindre[10]. » Et pourtant, Dostoïevski dit à propos de Stavroguine : « Je vois dans le prince une très forte continuité logique[11]…» Comment ce néant qu’est Stavroguine, ce chaos peut-il être « logique » ? « Stavroguine est tout[12]. », écrit Backès, et d’une manière inattendue, la notion de logique permet de saisir ce personnage, et l’auteur finit par proposer une des plus fines interprétations jamais faites.
Et il ne faut pas penser que dans cette recherche de la logique chez Dostoïevski, il n’y a plus de place pour la littérature : Dostoïevski et la logique est tout d’abord un livre d’analyse littéraire exemplaire. De plus, en passant, Backès présente à ses lecteurs une analyse comparative des traductions existantes qui de nouveau nous fait comprendre la complexité de la tâche que les traducteurs de l’écrivain russe ont choisie. Backès transmet aux lecteurs des nuances des mots russes, parfois inévitablement perdues dans la traduction. Et encore il se réfère à des sources non traduites auxquelles les Français n’ont pas non plus accès.
Dostoïevski et la logique est l’exemple d’une recherche remarquable qui pourra intéresser un public très varié. Les amateurs de Dostoïevski apprécieront la maîtrise de l’œuvre entière et l’admiration que l’auteur du livre lui-même apparemment éprouve envers l’écrivain russe. Pour les chercheurs, Backès avec la connaissance impeccable de l’état de la recherche actuel trace des voies à découvrir, des problématiques non encore étudiées. Dostoïevski utilise la logique comme outil pour relativiser ses prétentions, démontrer l’existence de l’absolu et Backès le suit dans cette démarche. Dans l’essai, la logique devient un instrument permettant de déconstruire les romans de Dostoïevski, qui nous paraissent parfois impénétrables. « Une chose est certaine. S’il connaît la logique classique, s’il devine ses limites, s’il se méfie du mot ‘logique’ et des usages discutables qui en est fait dans la conversation courante, il ne renonce pas pour autant à en utiliser les concepts fondamentaux[13]. » A l’époque de l’hégémonie de la voie particulière de la Russie parmi les chercheurs dostoïevskiens russes les plus réputés, Dostoïevski et la logique apporte une bouffée d’air frais. Ce livre est une œuvre à part, complète, singulière, et qui au bout du compte nous parle toujours des questions dont Dostoïevski se tourmentait, mais à travers un nouveau prisme, cette fois celui de la logique. Parce que Dostoïevski avait un esprit passionné, enthousiaste, et on ne peut qu’imaginer combien de voies ce génie nous permettra de découvrir encore dans son œuvre.
Daria Kriazhova,
Mercredi 13 avril 2022
Diplômée du CUF et de la faculté de lettres de la Sorbonne, doctorante en Littérature comparée, autrice d'un mémoire sur Dostoïevski et André Malraux.
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