Alors que la répression du régime de Vladimir Poutine contre toute dissidence s'intensifie et que ses livres sont désormais interdits à la vente sur le territoire de la Fédération de Russie, le célèbre romancier Boris Akounine témoigne en exclusivité du rôle qu'a joué pour lui la découverte de l'Archipel du Goulag.
Le journal du centre culturel : Pouvez-vous nous raconter : quand avez-vous lu L’Archipel du Goulag, et quelle impression cette lecture a produit sur vous ?
Boris Akounine : Au début des années soixante-dix, ma mère, professeure des écoles, lisait la nuit, en secret, un épais manuscrit dactylographié. Elle cachait toujours de moi, qui étais adolescent, chaque samizdat et tamizdat. Mais moi, bien sûr, je fouillais dans sa cachette et je lisais tout. C’est comme cela que j’ai lu L’Archipel du Goulag.
Ma mère n’a jamais eu avec moi aucune conversation « antisoviétique ». Sans doute craignait-elle que je ne parle trop ouvertement avec des inconnus. Ou peut-être (et c’est même probable) considérait-elle que j’étais trop jeune pour la double pensée. Mais à quatorze-quinze ans, j'étais déjà tout à fait capable de penser double. Je comprenais parfaitement qu’il ne fallait faire confiance à personne, que tout le monde mentait. Et que si des personnes à leurs risques et périls diffusaient ce genre de littérature, alors c’était probablement la vérité. Il faut cacher la vérité. On ne dit pas la vérité à la télévision, on la dit en chuchotant, on l’écrit dans des manuscrits sans titre. Ce manuscrit-là, bien sûr, a eu sur moi un effet considérable. Il a détruit tout le portrait précédent du « mauvais Staline et du bon Lénine », que se dessinait l’intelligentsia soviétique d’alors, ainsi que tout le mythe romanesque des « commissaires aux casques poussiéreux ».
Ce livre a-t-il eu une influence sur votre vie ?
Oui, une grande influence, même. Mais pas à l’époque, plus tard. Et pas tant une influence politique, qu’existentielle. Alexandre Soljenitsyne pour moi, c’est l’exemple parfait qu’un homme seul, particulièrement s’il est écrivain, peut faire beaucoup. Par exemple, il peut transformer un pays entier. Parce que la littérature a une place centrale en Russie, où les livres ont toujours beaucoup compté. La Russie a souffert du communiste à la suite du Capital de Marx, et elle a commencé à guérir de cette maladie avec L’Archipel du Goulag. « Seul sur le champ de bataille », voilà pour moi ce dont parle l’histoire de Soljenitsyne écrivant L’Archipel du Goulag.
L’époque de L’Archipel est-elle révolue ?
En Russie ? Elle a encore de beaux jours devant elle. On arrache des maisons les plaques « Dernière adresse connue », souvenirs des victimes de la répression, et on envoie en prison toujours plus de gens qui protestent contre la dictature et la guerre. L’époque de L’Archipel du Goulag ne finira qu’avec la mort de Staline. Et Staline vivra tant que la Russie restera un empire.
Traduit du russe par Valentine Meyer
Boris Akounine, né en 1956, est romancier, historien de la littérature, essayiste, scénariste et traducteur russe, auteur de nombreuses œuvres, connu surtout pour ses romans policiers historiques et d'aventures, notamment la série ayant pour héros Eraste Pétrovitch Fandorine.
Voici une transcription de l'entretien en langue originale :
Не могли бы Вы поделиться, когда Вы прочитали "Архипелаг Гулаг" и какое он на Вас произвел впечатление?
В начале семидесятых моя мать, школьная учительница, по ночам читала толстенную машинописную рукопись, тайком. Она вечно прятала от меня, подростка, всякий самиздат-тамиздат. А я, конечно, лазил в ее тайник и всё читал. Прочитал и «Архипелаг».
Мать со мной никаких «антисоветских» разговоров не вела. Наверное, боялась, что я наболтаю лишнего с посторонними. А может быть (и даже скорее всего) считала, что я слишком юн для двоемыслия. Но в 14-15 лет я уже был вполне двоемыслен. Отлично понимал, что никому верить нельзя, все вокруг врут. И что если кто-то с риском перепечатывает такие вещи, значит это скорее всего правда. Правду надо прятать. О ней не скажут по телевизору, ее говорят шепотом, про нее пишут в слепых рукописях.
Та рукопись, конечно, сильно на меня подействовала. Поломала всю прежнюю картину с «плохим Сталиным и хорошим Лениным», которую рисовала себе тогдашняя советская интеллигенция. И всю романтику «комиссаров в пыльных шлемах».
Повлияла ли эта книга на Вашу жизнь?
Да, и сильно. Но не тогда, а позднее. И не столько политически, сколько экзистенциально. Александр Солженицын для меня – пример того, что один человек, особенно если он писатель, может сделать очень много. Например, может изменить целую страну. Потому что Россия - литературоцентричная страна, в которой Книга всегда очень много значила. Россия заболела коммунизмом после марксова «Капитала» и начала вылечиваться от этой болезни с «Архипелага». «Один в поле воин» – вот про что для меня история про Солженицына, пишущего «Архипелаг».
Время "Архипелага" - закончилось?
В России? Цветет пышным цветом. С домов сдирают таблички «Последнего адреса», память о репрессированных, а в тюрьму отправляется все больше людей, протестующих против диктатуры и войны. Время «Архипелага» закончится только тогда, когда сдохнет Сталин. А он будет жив до тех пор, пока страна остается
империей.
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