Les ambiguïtés françaises face à la dissidence soviétique : les chèvres, les choux et les canards sauvages.
Dans les années 60, une contestation apparaît en URSS. Elle se fera connaître, en France et dans le monde, sous le nom de "dissidence". Résultat d'une évolution sociale qui commence avec la mort de Staline, elle se définit par ses principes : le respect absolu des lois soviétiques et des pactes internationaux, la transparence et la non-violence.
Les dissidents ne réclament pas de changements de régime, mais exigent que les autorités soviétiques respectent les droits et les libertés qu'elles ont, en théorie, accordés à leurs citoyens. En dehors de cette plate-forme commune, ils ont des positions et des parcours très divers. Certains - et pas des moindres - sont, ou ont été, communistes et agissent au nom d'un idéal léniniste dont les autorités soviétiques se seraient écartées. Néanmoins, la plupart d'entre eux, au terme d'une évolution personnelle qui se poursuivra jusqu'à la fin des années 70, rejetteront Lénine après Staline, puis Marx, le marxisme et le communisme.
Accusés d'activités antisoviétiques et de connivence avec l'Occident, pourchassés, arrêtés, enfermés dans des camps, des prisons et des hôpitaux psychiatriques, les dissidents soviétiques parviennent malgré tout à informer le monde extérieur des répressions dont sont victimes, en URSS, ceux qui osent penser, et surtout s'exprimer, "autrement". Ce faisant, ils montrent ce qui sépare le discours et la réalité soviétiques, et ils mettent à nu la nature mythique du régime[1].
De nombreux Français se passionnent pour ces dissidents, les lisent, les soutiennent ou les critiquent, sans toujours bien les comprendre[2]. Ils tendent à réduire ce mouvement à quelques fortes personnalités, en général émigrées : Alexandre Soljénitsyne, Léonid Pliouchtch, Vladimir Boukovski, et, dans une moindre mesure, Andreï Sakharov. Surtout, ils croient que la dissidence est politique, alors qu'elle se revendique comme morale, à l'image de l'intelligentsia russe du XIXème siècle[3]. Ils l'interprètent donc et la soutiennent - ou pas - en fonction de leur propre appartenance politique.
Malgré ou à cause de ces incompréhensions, les dissidents soviétiques mettent à nu, en très peu de temps, les contradictions de la vie politique et intellectuelle française. Ils incitent une partie de l'opinion publique à changer son rapport à l'URSS, à engager une réflexion sur les liens entre le Goulag, le système soviétique, le stalinisme, le léninisme, le marxisme, l'idée communiste et le socialisme, et à penser un totalitarisme de gauche. Ils provoquent ainsi des tensions et des fissures parmi les intellectuels de gauche, dont certains se retrouvent en porte à faux avec les partis qu'ils soutiennent.
Les dissidents mettent en demeure les principaux partis politiques de prendre position sur les violations des droits de l'homme à l'Est. Par les réactions qu'ils suscitent, ils révèlent que le Parti socialiste, le Parti communiste et la droite gouvernementale veulent, chacun à sa façon, concilier des choix paradoxaux qui les empêchent de prendre pleinement la défense des libertés à l'Est. Ces partis cherchent tous à ménager la "chèvre" et le "chou", face à ces "canards sauvages" qui chamboulent des idées bien enracinées et dérangent beaucoup de monde.
Les violations des droits de l'homme en URSS sont de mieux en mieux connues en France.
Les Français ont eu tous les moyens de savoir ce qui se passait en URSS, et notamment que les opposants politiques - ou ceux considérés comme tels - étaient enfermés dans des camps[4]. Dès 1949, la nature répressive de l'URSS a été au cœur du procès qui a vu s'affronter à Paris Victor Kravtchenko, l'auteur ex-soviétique de J'ai choisi la liberté, et le périodique communiste Les Lettres Françaises.
Au début des années 60, Simone de Beauvoir, fidèle compagnon de route du PCF, revient dans ses Mémoires sur ce procès Kravtchenko. Pour elle, "c'était le procès de l'URSS". Il y avait, d'un côté, "les anticommunistes" et de l'autre, "les Russes". Elle parle des "mensonges" et de la "vénalité" de Kravtchenko, et déclare la plupart des témoins "aussi suspects que lui". Elle a toutefois été convaincue par le récit de Margarete Buber-Neuman, communiste allemande déportée en Sibérie puis à Ravensbrück, et reconnaît qu'une vérité a émergé : l'existence des camps de travail soviétiques[5]. Certains ont commencé à s'interroger sur l'URSS, mais sont demeurés silencieux. Comme l'un de ses proches l'a lancé à Dominique Desanti, membre du PCF, "tourmentée" elle aussi par le témoignage de Buber-Neumann : "Est-ce qu'une tragédie personnelle met le communisme en question[6] ? "
Peu après le procès Kravtchenko, David Rousset a appelé ceux qui avaient été, comme lui, déportés dans des camps nazis à porter secours aux prisonniers des camps soviétiques. Dans ses souvenirs, Beauvoir est loin de s'émouvoir : d'après elle, "il montait une admirable machine antisoviétique" et se livrait à des "manœuvres anticommunistes". Immédiatement, elle évoque les morts en Algérie, en Indochine, en Grèce, mais admet que "le fait était là" : en URSS, "l'administration avait un pouvoir discrétionnaire" et "rien ne défendait les individus contre l'arbitraire de ses décisions[7]".
Ces propos sont révélateurs. Les violations des droits en URSS sont connues, mais cette connaissance n'implique pas, chez les communistes ou les compagnons de route, une condamnation de la "Patrie du socialisme". Une présentation manichéenne et bi-polaire domine, qui divise le monde en deux blocs : les "hommes et femmes de progrès" d'une part et les "réactionnaires" de l'autre. Toute dénonciation du système concentrationnaire soviétique est interprétée comme de l'antisoviétisme, c'est à dire - l'équation s'imposera pendant des années - de l'anticommunisme et de l'antisocialisme.
Pourtant, entre le procès Kravtchenko et les propos rédigés par Simone de Beauvoir, de nombreux éléments ont éclairé la nature du pouvoir soviétique. En 1956, pendant le XXème Congrès du PCUS, Nikita Khrouchtchev a dévoilé l'ampleur des purges staliniennes. Très embarrassé, le PCF n'a pas publié ce rapport dans sa presse et l'a déclaré "attribué à Khrouchtchev". En 1956 toujours, l'entrée des chars soviétiques dans Budapest a ébranlé les convictions de certains communistes français. Cinq ans plus tard, le XXIIème Congrès du PCUS a approfondi la critique du stalinisme. En 1962, Une Journée d'Ivan Dénissovitch d'Alexandre Soljénitsyne a provoqué un choc profond chez des zélateurs de l'URSS, comme Pierre Daix, l'adjoint de Louis Aragon aux Lettres Françaises, en témoignera par la suite[8].
L'image de la "Patrie des travailleurs" est donc déjà bien endommagée lorsque commence l'affaire Siniavski-Daniel.
En septembre 1965, deux écrivains, Andreï Siniavski et Iouli Daniel, sont arrêtés à Moscou, parce qu'ils ont fait paraître des textes, sous pseudonymes, en Occident. Ils sont jugés en février 1966 pour "activités antisoviétiques". Immédiatement, des slavistes, Michel Aucouturier, Claude Frioux et Hélène Zamoyska, qui connaissent bien Andreï Siniavski, garantissent, dans la presse française, que les deux inculpés ne sont pas des ennemis du pouvoir soviétique[9]. Il apparaît donc que l'URSS ne tolère pas la libre expression des artistes et se porte tort à elle-même. Les intellectuels français, qui ont forgé leur identité sur la défense des droits et des libertés, ne peuvent que soutenir les deux inculpés. Les pétitions - également signées par des compagnons de route - se multiplient et demandent la libération de Siniavski et Daniel[10].
La position du PCF, ligoté par sa fidélité absolue à l'URSS, est embarrassée. Certes, après le procès, Louis Aragon prend position, dans L'Humanité, contre la condamnation[11]. À sa suite et avec lui, le Comité National des Écrivains assure que ce jugement "risque d'altérer, aux yeux de ses meilleurs amis, l'image qu'ils se font de l'Union Soviétique[12]". Néanmoins, le Bureau Politique se tait.
Dans les mois qui suivent, d'autres informations confirment les violations des libertés en URSS, tandis qu'une rupture se profile au sein des intellectuels de gauche. Certains - comme la revue Esprit - entendent défendre les individus dont les droits sont bafoués par quelque pouvoir que ce soit, et a fortiori si celui-ci se prétend socialiste. En 1968, Jean-Marie Domenach, rédacteur en chef de la revue, est l'un des tout premiers à associer dans une même dénonciation les persécutions politiques en Russie, Grèce et Allemagne[13]. À l'inverse, la revue de Sartre et Beauvoir, Les Temps Modernes, ne consacrera pas une ligne à la dissidence soviétique entre 1966 et 1974, et très peu par la suite : elle refuse explicitement de s'en prendre à l'URSS.
En août 1968, l'écrasement du Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie provoque un nouveau choc. Même le PCF est ébranlé pendant quelques semaines et "désapprouve" cette intervention[14], qualifiée de "faute grave" par Waldeck Rochet[15]. Quant à la gauche non-communiste, elle ne lance plus le même regard sur l'URSS. Elle sait que celle-ci "a cristallisé contre elle l'hostilité unanime de toute la zone européenne soumise à son influence[16]". Elle n'ignore plus qu'il existe des contestataires en URSS, et que ceux-ci représentent des tendances très diverses[17]. Elle comprend qu'ils sont pourchassés[18] et victimes de l'arbitraire, jusque dans leurs procès[19].
Ces contestataires - il n'est pas encore question de "dissidents" - suscitent d'autant plus la sympathie de cette gauche non-communiste qu'ils se proclament souvent socialistes. Pour elle, ils s'inscriraient donc dans une logique révolutionnaire avec laquelle l'URSS aurait rompu[20]. Selon les trotskistes, ils mettraient même en œuvre, sans le savoir, le Programme de la IVème Internationale[21]... Des hommes qui ont été, ou demeurent trotskistes - Laurent Schwartz, Michel Broué, Jean-Jacques Marie... - seront d'ailleurs parmi les plus fidèles soutiens des dissidents soviétiques.
Les événements se précipitent, qui accentuent la mise en cause de l'URSS par une partie de la gauche française. Lorsque Alexandre Soljénitsyne est exclu de l'Union des écrivains en novembre 1969, Le Monde déclare que "le plus grand des auteurs russes contemporains" est victime des "fonctionnaires des lettres[22]". Peu après, le quotidien signale que le jeune historien Andreï Amalrik a été envoyé en Sibérie parce qu'il refusait de collaborer avec le KGB[23]. Anatoli Martchenko montre que les camps existent toujours en URSS. Vladimir Boukovski fait savoir que des contestataires sains d'esprit sont enfermés dans des hôpitaux psychiatriques et Esprit ne cessera plus de dénoncer ces pratiques[24].
Néanmoins, ce qui est mis en cause, ce n'est que la réalisation du socialisme en URSS. En 1972, l'union de la gauche prouve que le communisme n'est pas - loin de là - diabolisé et elle interdit toute mise en accusation.
Le PCF est pourtant dans une situation inconfortable. Engagé dans un processus de conquête du pouvoir que le Kremlin n'approuve pas[25], il propose l'URSS comme modèle, mais prône les libertés individuelles. Ce paradoxe qui l'enferme dans un piège ne cessera plus de croître.
Confronté à l'émergence de la dissidence soviétique, le PCF choisit, en cette première moitié des années 70, de s'aligner sur le Kremlin. Il cite à tour de bras les déclarations des officiels, résume les articles de la Pravda et reprend, au mot près, les arguments développés par la presse soviétique. Il nie la réalité des persécutions en les comparant à celles de l'époque stalinienne, alors qu'elles sont effectivement différentes. Il serine à tout va qu'en URSS, "il n'y a pas - contrairement à ce qui se passe chez nous - recul de la démocratie, mais progrès continu[26]".
Le PCF assimile toute tentative pour défendre les dissidents à une campagne antisoviétique, c'est à dire - il maintient l'équivalence - anticommuniste et antisocialiste[27]. Comme l'affirme Henri Malberg, membre du Comité Central du PCF : "Même habillé de gauche, l'anticommunisme est de droite[28]." Néanmoins, confronté à une critique croissante de l'URSS, le PCF répète sans relâche ne pas vouloir "appliquer mécaniquement à la France les solutions et les méthodes mises en œuvre en Union soviétique[29]". Il assure que le socialisme envisagé pour la France de demain "respectera pleinement la liberté d'expression de tous, l'opposition y compris[30]". Tous les dysfonctionnements en URSS relèveraient de la tradition russe, et non du régime en place[31].
C'est dans ce contexte qu'éclate la bombe de L'Archipel du Goulag.
L'Archipel du Goulag divise la gauche.
En août 1973, Alexandre Soljénitsyne, pourchassé ainsi que ses proches par le KGB, donne l'ordre de publier L'Archipel du Goulag à Paris. La version russe paraît à la fin de l'année 1973, aux éditions YMCA Press. La traduction française ne sera prête qu'en juin 1974. Pendant plusieurs mois, un débat passionné s'articule donc sur un livre que presque personne n'a lu, mais qui est aussitôt signalé comme essentiel.
Alexandre Soljénitsyne dresse l'histoire des répressions soviétiques entre 1918 et 1956, et il accuse Lénine d'avoir initié la terreur et d'en avoir fait la base même du régime. La remise en cause qu'il suscite ainsi, au sein de la gauche française, ne s'arrêtera pas à Lénine, mais touchera rapidement Marx lui-même. Elle donnera naissance aux Nouveaux Philosophes qui rejetteront le totalitarisme, de droite comme de gauche.
Le PCF a conscience du danger. Dès janvier 1974, il dénonce une "campagne antisoviétique déchaînée" qui voudrait "discréditer le socialisme existant". À la suite de la presse soviétique, il proclame que L'Archipel du Goulag n'évoque que des faits connus depuis longtemps et condamnés lors des XXème et XXIIème Congrès du PCUS. Il lance officiellement une rumeur initiée par les idéologues du Kremlin : Alexandre Soljénitsyne souhaiterait réhabiliter Vlassov, un général soviétique qui s'est allié à Hitler contre Staline[32].
Cette rumeur - la première de celles qui chercheront à discréditer l'écrivain - est déjà apparue, quelques jours plus tôt, dans les pages du Monde. Le quotidien publie régulièrement des textes que lui fournit Novosti, l'agence de presse officielle soviétique, et qui intègrent toute la gamme des attaques orchestrées par le Kremlin contre la dissidence[33]. Cette fois, il a cité dans le détail un article de la Pravda[34].
Cette accusation s'inscrit dans le schéma bi-polaire que défendent le PCF et le PCUS : ceux qui critiquent l'URSS sont des réactionnaires qui soutiennent et approuvent le fascisme, c'est à dire Hitler et ses alliés, mais aussi - nous y reviendrons - Pinochet. Elle remplace le débat par l'injure, l'étude d'une histoire complexe par la condamnation d'un point, déformé et caricaturé. Le scandale provoqué est censé éclipser le propos même du livre. Le Monde aura beau tenter de rétablir les faits et publier une traduction des pages consacrées par Soljénitsyne à Vlassov[35], la rumeur se répandra et laissera des traces.
Pour forcer la gauche non communiste à le soutenir pleinement, le PCF rappelle que combattre l'antisoviétisme "n'est pas l'affaire des seuls communistes" : en effet, "c'est le socialisme tout court que l'on essaie d'atteindre, et pas seulement l'Union soviétique[36]". Néanmoins, des publications de gauche - surtout Le Nouvel Observateur, Esprit et, dans une certaine mesure et pendant un certain temps, Le Monde - se passionnent pour L'Archipel du Goulag et prennent la défense de son auteur. Dans Le Nouvel Observateur, Jean Daniel constate que le PCF refuse toujours de parler des camps staliniens et lui pose la question primordiale : "Est-on, si peu que ce soit, directement ou indirectement, anticommuniste, lorsqu'on parle de Soljénitsyne[37] ? "
En janvier, Gilles Martinet, collaborateur du Nouvel Observateur et délégué général du Parti socialiste pour les questions idéologiques, défend le droit de tout écrivain à écrire et publier ce qu'il veut. Il déclare aussi que le XXème Congrès du PCUS n'a pas fait toute la lumière sur le stalinisme. En guise de rétorsion, Henri Malberg, membre du Comité Central du PCF, décommande les invitations lancées au Nouvel Observateur pour un déjeuner de presse autour de Georges Marchais. Le Bureau Politique accuse l'hebdomadaire d'être "avant tout antisoviétique, anticommuniste et diviseur de la gauche[38]". La rupture est proclamée.
Mis en cause dans l'affaire Martinet, le Parti socialiste doit prendre position et se trouve confronté à son propre paradoxe : il veut s'affirmer en défenseur des libertés, et donc se démarquer de l'URSS et du PCF, mais il ne souhaite pas nuire à l'union de la gauche, grâce à laquelle il peut accéder au pouvoir. Il multiplie donc les ambiguïtés. Dans un premier temps, il déclare que tout écrivain a le droit de publier et de circuler librement, mais précise que la déclaration de Gilles Martinet a été faite à titre personnelle et était inopportune[39]. François Mitterrand monte au créneau et, tout en semblant défendre le PCF, souligne les liens de celui-ci avec l'URSS. Il condamne les atteintes à la liberté d'expression, mais marque ses distances avec l'auteur de L'Archipel du Goulag : "Je suis pour ma part persuadé que le plus important n'est pas ce que dit Soljénitsyne, mais qu'il puisse le dire[40]."
L'expulsion d'Alexandre Soljénitsyne, en février 1974, relance la polémique. À la une de L'Humanité, René Andrieu proclame que cette mesure est "conforme à la légalité soviétique", mais "différente de celle que nous préconisons pour la France". Il conclut sur un grand écart : "Oui, la lutte contre la campagne antisoviétique est l'affaire de tous, même de ceux qui ne sont pas d'accord avec la mesure prise contre Soljénitsyne[41]."
Le Parti socialiste prétend, dans un communiqué, défendre à la fois la détente, l'union de la gauche et les droits de l'homme, et il renouvelle ses ambivalences sur Alexandre Soljénitsyne : "quelque jugement que l'on puisse porter sur le contenu de son oeuvre[42]"... Un peu amer, Jean Daniel relève que les hommages rendus à Soljénitsyne "contiennent mille réserves, réticences et précautions" : il faudrait "montrer patte rouge" pour ne pas être traité d'anticommuniste[43]. La distance se marque entre les intellectuels défenseurs des droits de l'homme et les partis de gauche dont ils se réclament pourtant.
L'Archipel du Goulag rencontre un immense succès : en trois mois, 600 000 exemplaires sont vendus. Alors que Alexandre Soljénitsyne souligne - et à juste titre - ses distances avec la dissidence soviétique, il l'incarne désormais. Le qui-pro-quo sera lourd de conséquences : les spécificités de ce mouvement échapperont pour l'essentiel aux Français.
Très vite, de nouvelles rumeurs cherchent à détériorer l'image et la réputation de l'écrivain. Certaines seront, ou ont été, utilisées à l'encontre d'Andreï Sakharov sous une forme néanmoins affaiblie par la situation plus éloignée et plus fragile du physicien[44]. Dès mars 1974, Michel Tatu, l'un des défenseurs de Soljénitsyne, l'a présenté comme un "héritier conséquent des slavophiles du dix-neuvième siècle[45]". Cette formule vague ne signifie rien de précis pour un lecteur non spécialiste de l'histoire des idées en Russie, mais elle évoque une pensée rétrograde et un attachement mystérieux à une sorte d'union des Slaves contre le monde entier. Parce qu'il se méfie d'un "progrès" qui conduirait le monde vers le socialisme, Alexandre Soljénitsyne ne cessera plus d'être qualifié par certains de "rétrograde".
Sur un échiquier politique français dont il ignore tout, l'écrivain est placé à droite, ou, comme Le Nouvel Observateur l'a déclaré, assez gêné, "à la droite de Raymond Aron[46]"... Le Monde va plus loin encore. Un an après avoir publié une critique dithyrambique de la traduction française de L'Archipel du Goulag, il affiche, à sa une, un chef d'œuvre d'amalgame qui compare Soljénitsyne à Pierre Laval, Doriot et Deat, puisque l'écrivain "regrette que l'Occident ait soutenu l'URSS contre l'Allemagne nazie[47]"... Ce billet part d'une information fausse, mais il faudra attendre presque trois semaines pour que, suite à l'intervention du slaviste Stéphane Tatischeff, Le Monde publie un rectificatif et reconnaisse que "rien ne permet de prêter à l'écrivain des sentiments pro-hitlériens[48]". Pas un mot de regret, pas une excuse ne sont exprimés. Au contraire, un article sur la même page affirme que les "officiels américains" sont "décontenancés et partagés au sujet de l'écrivain russe qu'ils verront partir sans regret et probablement avec soulagement[49]".
En septembre 1975, Le Monde lance une nouvelle rumeur : il annonce, dans une brève sans commentaires, qu'Alexandre Soljénitsyne se rendra prochainement dans le Chili de Pinochet[50]. Le lendemain, une nouvelle brève signale que le Seuil, l'éditeur français de l'écrivain, a démenti cette information erronée[51]. Contraire à tout professionnalisme, l'attitude du quotidien est dénoncée par l'un de ses anciens collaborateurs[52], tandis qu'Esprit accuse Le Monde de mener une "guérilla" contre Soljénitsyne[53].
Le dilemme de la gauche : soutenir les dissidents, est-ce appuyer la "réaction" ?
Comme les écrits d'Alexandre Soljénitsyne s'avèrent trop embarrassants pour le PCF et l'union de la gauche, des tentatives sont faites pour trouver de "bons dissidents", des hommes qui auraient souffert de répressions en URSS, mais n'obligeraient pas à remettre en cause l'idée socialiste.
Les Juifs soviétiques sont dans ce cas, et c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles la gauche pro-communiste s'est largement engagée en leur faveur. En 1970, Édouard Kouznetsov et des amis ont tenté de s'emparer d'un avion vide et de quitter l'URSS qui refusait de leur donner des visas de sortie. Leur procès a soulevé l'émotion dans le monde entier. Condamné à mort, Édouard Kouznetsov a été gracié sous la pression internationale. Contrairement aux dissidents, lui et ses amis n'ont pas respecté les lois soviétiques. Néanmoins, les soutenir n'implique que dénoncer l'antisémitisme d'État et le non-respect, par le Kremlin, de la liberté de déplacement.
En 1974, le Journal d'un condamné à mort d'Édouard Kouznetsov a été publié en France et y a remporté un grand succès. De façon très révélatrice, des extraits de ce livre ont été le premier texte que Les Temps Modernes ont consacré à la dissidence soviétique. François Furet a dévoilé les raisons de cet engouement lorsqu'il a présenté Édouard Kouznetsov comme un "anti-Soljénitsyne" : "Aussi athée que l'autre est croyant. Aussi anarchiste que l'exilé de Zurich croit à l'ordre. Juif par haine de la Russie, alors que Soljénitsyne est nationaliste par amour pour elle[54]."
Peu après, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir créent un Comité International pour soutenir Mikhaïl Stern, un médecin condamné, en mars 1975, à huit ans de camp parce que ses deux fils souhaitaient émigrer en Israël et qu'il ne leur a pas refusé son autorisation. Sa défense prend, en France, une ampleur que n'ont pas suscitée des procès perçus comme plus "politiques".
La gauche se trouve alors un autre "anti-Soljénitsyne", non-juif : Léonid Pliouchtch. Ce mathématicien ukrainien, proche des dissidents moscovites, a été arrêté en janvier 1972 à cause de ses idées non conformistes. Interné dans un hôpital psychiatrique, il y subit des traitements forcés, mais se déclare toujours marxiste. À la tête du combat pour sa libération se trouve le Comité des mathématiciens, constitué quelques mois plus tôt. Le 23 octobre 1975, il organise à la Mutualité un meeting auquel assistent de nombreuses organisations de gauche, mais ni le PCF, ni la CGT. L'un des responsables du Comité, Laurent Schwartz, un brillant mathématicien, annonce qu'il soumettra le cas Pliouchtch à Georges Marchais.
Acculé, le PCF doit prendre position. Dès le 25 octobre, il prétend, dans L'Humanité, sous la plume de René Andrieu, n'avoir pas été invité à la Mutualité (!), mais être prêt, si les renseignements sur Pliouchtch s'avèraient véridiques, à exprimer "(sa) totale désapprobation et l'exigence qu'il soit libéré le plus rapidement possible[55]". Le 14 novembre 1975, Tatiana Pliouchtch demande au PCF d'intervenir en faveur de son mari. Le même jour, Pierre Juquin reçoit, au siège du Comité Central, une délégation du Comité des mathématiciens. Cette mobilisation porte ses fruits : le 30 décembre 1975, Léonid Pliouchtch est autorisé à émigrer.
Forcé de prendre position pour les droits de l'homme à l'Est, le PCF semble marquer ses distances avec l'URSS. Comme le clame Georges Marchais : "Nous disons pour notre part que si on aime la liberté à Paris, il faut l'aimer à Lisbonne, à Bonn et à Moscou" ! Avec son sens de la litote, il lance : "La liberté c'est notre point fort. Nous sommes les champions[56]." Rien ne semble plus devoir arrêter le PCF. En décembre 1975, pour la première fois, il organise un débat public sur... le stalinisme. Ce même mois, les images d'un camp de prisonniers, situé près de Riga en URSS, sont diffusées par la télévision française. Le Bureau Politique du PCF déclare qu'il exprimera "sa profonde surprise et sa réprobation la plus formelle", si les informations du reportage sont confirmées[57]. Certes, L'Humanité continue de publier à haute dose des articles à la gloire de l'URSS et des anathèmes contre l'antisoviétisme, mais, le 7 janvier 1976, Georges Marchais reconnaît des divergences avec le PCUS "sur la démocratie socialiste[58]".
En février 1976, le PCF organise d'ailleurs son XXIIème Congrès autour de la défense des libertés, devenue un enjeu majeur. Il rejoint d'autres partis communistes qui s'interrogent sur les libertés en URSS : l'eurocommunisme est censé faire coexister communisme et droits de l'homme. Est-ce à dire que le PCF se rapproche du Parti socialiste et que l'union de la gauche se renforce ? Pas vraiment. En septembre 1975, Georges Marchais a dénoncé "la réflexion très insuffisante de François Mitterrand sur le problème des libertés[59]". De son côté, le Bureau exécutif du Parti socialiste a commandité une enquête sur l'évolution du PCF. Ce rapport, présenté en janvier 1976 par Lionel Jospin, montre que le PCF "évolue parce qu'il y est contraint par les faits et non parce qu'il l'a prévu et décidé", qu'il marque certaines distances avec l'URSS, mais garde "deux fers au feu[60]". Visiblement, le Parti socialiste aussi ...
Cécile Vassié Première publication dans Communisme, n°62-63, 2e et 3e trimestres 2000.
[1] Sur les dissidents de Russie, voir : VAISSIÉ, Cécile. Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents de Russie. Paris : Robert Laffont, 1999. 444 p. : bibliogr., index. [2] Sur ce sujet, voir : BLIME, Laurent. Histoire politique d'une littérature engagée. La réception de l'oeuvre de Soljénitsyne en France (1962-1974). Mémoire de DEA d'Histoire sous la direction de Michel Winock, IEP de Paris, 1992. 119 p. : bibliogr. HUBAUT, Sandrine. L'impact de la dissidence soviétique sur la vie politique et intellectuelle française. Mémoire de DEA d'Histoire sous la direction de Serge Bernstein et Jean-François Sirinelli, IEP de Paris, 1992-1993. 233 p. : bibliogr. [3] Il y a des exceptions, dont la plus notable est sans doute la revue Esprit. Voir : DOMENACH, Jean-Marie. "Au nom de la loi... des Soviétiques contestent". Esprit, novembre 1969, p.633-634. [4] Voir notamment : RIGOULOT, Pierre. Les Paupières Lourdes. Les Français face au goulag : aveuglements et indignations. Paris : Éditions Universitaires, 1991. 168 p. : index. JELEN, Christian. L'aveuglement. Les socialistes et la naissance du mythe soviétique. Paris : Flammarion, 1984. 282 p : bibliogr., index. [5] BEAUVOIR de, Simone. La force des choses 1. Paris : Folio, 1963, p.243. [6] DESANTI, Dominique. Les staliniens. Paris : Fayard, 1975, p.169-170. [7] BEAUVOIR de, Simone, op.cit, p.279-280. [8] DAIX, Pierre. Ce que je sais de Soljénitsyne. Paris : Le Seuil, collection Combats, 1973. 236 p. [9] Le Monde, 23 novembre 1965, p.6. Le Monde, 16 février 1966, p.3. [10] Le Monde, 18 janvier 1966, p.3. Le Monde, 2 février 1966, p.4. Le Monde, 23 février 1966, p. 8. [11] L'Humanité, 16 février 1966, p.3. Il semble qu'il se soit agi d'une décision personnelle de Louis Aragon, influencé par Claude Frioux. Toutefois, dix ans plus tard, Jean Elleinstein prétendra que L'Humanité, "sous la plume de Louis Aragon, protesta fermement contre ce procès et contre la condamnation". En 1976, cette version est très pratique pour le PCF. Cf : ELLEINSTEIN, Jean. Le P.C. Paris : Grasset, 1976, p.31. [12] Le Monde, 22 février 1966, p.3. Cette déclaration est signalée, mais résumée en quelques lignes, dans : L'Humanité, 21 février 1966, p.3. [13] DOMENACH, Jean-Marie. "Une seule cause". Esprit, mars 1968, p.417-420. [14] L'Humanité, 23 août 1968, p.1. [15] L'Humanité, 27 août 1968, p.1 et 2. [16] BOSSCHERE, Guy de. "A l'Est du nouveau". Esprit, janvier 1968, p.133-145. [17] Voir, par exemple, l'article d'Henri Pierre dans : Le Monde, 22 août 1968, p.1 et 2. [18] Voir notamment : Esprit, mai 1966, p.1119-1120. Esprit, septembre 1966, p.374-377. Le Monde, 19 janvier 1966, p.5. [19] Voir, par exemple : Le Monde, 14 janvier 1966, p.3. Le Monde, 10 octobre 1968, p.6. [20] Voir notamment : FRIOUX, Claude. "Pour ceux de la Place Rouge". Le Monde, 11 octobre 1968, p.1 et 11. Le Monde, 12 octobre 1968, p.10. Le Monde, 16 octobre 1968, p.3. [21] "La Voix de l'opposition communiste en URSS". La Vérité, n°546, novembre 1969, 646 p. [22] Le Monde, 12 novembre 1969, p.2. Voir aussi la pétition du CNE : Le Monde, 19 novembre 1969, p.2. [23] FERON, Bernard. "Le droit de remontrance". Le Monde, 5 décembre 1969, p.3. [24] Voir notamment : Esprit, juillet-août 1971, p.1-2. Esprit, janvier 1972, p.59-61. DOMENACH, Jean-Marie. Esprit, mars 1972, p.442-443. Esprit, septembre 1972, p.320-362. [25] Voir notamment : ROBRIEUX, Philippe. Histoire intérieure du parti communiste 1972-1982. Paris : Fayard, 1982, p.88-89. [26] L'Humanité, 5 septembre 1973, p.1 et 2. Voir aussi : MARCHAIS, Georges. Le défi démocratique. Paris : Grasset, 1973, p. 165. [27] Voir la déclaration du Bureau Politique du PCF. L'Humanité, 5 septembre 1973, p.1. [28] L'Humanité, 28 août 1973, p.1 et 4. [29] L'Humanité, 5 septembre 1973, p.1. Voir aussi les propos tenus par Georges Marchais : L'Humanité, 15 septembre 1975, p.13. L'Humanité, 15 décembre 1975, p.1 et 4 [30] "Un "humaniste" contre la détente ! ". L'Humanité, 23 août 1973, p.3. [31] Après la publication de L'Archipel du Goulag, cet "argument" est à la base de l'explication du stalinisme par Jean Elleinstein. Voir : ELLEINSTEIN, Jean. Histoire du phénomène stalinien. Paris : Grasset, 1975. 252 p. "Entretien avec Jean Elleinstein". Esprit, février 1976, p.241-262. Cet "argument" sera largement utilisé, tout au long des années 70 et pas seulement dans les cercles communistes : les répressions et les internements politiques relèveraient de la tradition russe. Voir : Le Nouvel Observateur, 27 octobre au 2 novembre 1975, p.46. Le Monde, 15-16 février 1976, p.6. Le Monde, 24 février 1976, p.3. MITTERRAND, François. "Du Congrès de Tour au projet socialiste". Feux croisés sur le stalinisme. Paris : Éditions de la Revue Politique et Parlementaire, 1980 : p.177-187. [32] L'Humanité, 19 janvier 1974, p.15. Voir, par la suite, L'Humanité, 1er février 1974, p.2. [33] Voir, par exemple, "Un point de vue soviétique sur l'affaire Soljenitsyne". Le Monde, 4 septembre 1973, p.6. "Soljenitsyne, un ennemi de la paix". Le Monde, 6 février 1974, p.5. "A-t-il lu la Constitution soviétique ? ". Le Monde, 14 novembre 1977, p.19. [34] Le Monde, 15 janvier 1974, p.8. [35] Le Monde, 1er février 1974, p.13-16-17. [36] LEYRAC, Serge. "Quand est-on antisoviétique ? " L'Humanité, 30 janvier 1974, p.2. [37] DANIEL, Jean. "Soljenitsyne, les communistes français et nous". Le Nouvel Observateur, 28 janvier au 3 février 1974, p.18-19. [38] L'Humanité, 2 février 1974, p.1. [39] Le Monde, 26 janvier 1974, p.7. [40] Le Monde, 9 février 1974, p.6 [41] ANDRIEU, René. "Les grandes orgues". L'Humanité, 15 février 1974, p.1 [42] Le Monde, 15 février 1974, p.3 [43] DANIEL, Jean. "L'Archipel Europe". Le Nouvel Observateur, 18 au 24 février 1974, p.20-21. [44] Il s'agit essentiellement des rumeurs sur les positions rétrogrades, les liens avec des personnalités réactionnaires et le soutien à Pinochet. Voir, par exemple : "Sakharov prix Nobel". L'Humanité, 10 octobre 1975, p.3 [45] Le Monde, 5 mars 1974, p.4 [46] Le Nouvel Observateur, 7 au 13 janvier 1974, p.36-37. [47] CHAPUIS, Bernard. "Les grandes découvertes". Le Monde, 3 juillet 1975, p.1. [48] "L'écrivain et le nazisme". Le Monde, 22 juillet 1975, p.4. Le linguiste dissident Iouri Glazov racontait combien Andreï Sakharov était indigné lorsque certains cercles occidentaux traitaient Soljénitsyne de fasciste. Le physicien répondit ainsi, par téléphone, à "un Français" que "seuls ceux qui avaient oublié ce que représentait le fascisme pouvaient parler ainsi de Soljénitsyne". Voir : GLAZOV, Jurij. "Dva telefonnyx razgovora s Andreem Dmitrievičem Saxarovym". Russkaja Mysl', n°4319, 25-31 mai 2000, p.10-11. [49] Le Monde, 22 juillet 1975, p.4. [50] Le Monde, 12 septembre 1975, p.28. [51] Le Monde, 13 septembre 1975, p.4. [52] LEGRIS, Michel. "Le Monde" tel qu'il est. Paris : Plon, collection : "Tribune libre", 1976, p.31-33. LEGRIS, Michel. "Une lecture du Monde". Contrepoint, n'°20, 1976 : p.141-149. [53] Esprit, décembre 1975, p.860-862 (note de bas de page). Esprit, avril 1976, p.769-778. [54] Le Nouvel Observateur, 5 au 11 août 1974, p.44-45. [55] ANDRIEU, René. "De grâce ! Pas de leçon ! " L'Humanité, 25 octobre 1975, p.1-3. [56] Le Monde, 26 septembre 1975, p.10. Voir aussi : L'Humanité, 15 septembre 1975, p.4. L'Humanité, 10 octobre 1975, p.4 [57] L'Humanité, 13 décembre 1975, p.1. [58] Le Monde, 9 janvier 1976, p.6. [59] Le Monde, 26 septembre 1975, p.10. [60] Le Monde, 29 janvier 1976, p.8.
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